Mise au point sur le procès des faux-timbres de 1975 (Version intégrale) par Eddy Cavé
Depuis le déclenchement des manifestations réclamant à cor et à cri la tenue d’un procès Petro- Caribe, il y a deux précédents qui reviennent continuellement au menu des débats publics sur la corruption en Haïti : le procès de la Consolidation tenu en 1904 sous la présidence de Nord Alexis et le procès des faux timbres-poste tenu sous Jean-Claude Duvalier, en 1975. L’intérêt de ces discussions est énorme si l’on pense qu’il faudra, d’une part, profiter de l’expérience de ces assises pour faire avancer le pays vers la création de l’État de droit et, d’autre part, éviter de répéter les erreurs du passé. Vu sous cet angle, le procès des timbres, que l’avocat Patrick Laurent a commencé à commenter le jeudi 4 avril en cours à l’émission Le Point de Télé Métropole, mérite d’être analysé en profondeur, d’où la nécessité de cette mise au point. Je reviendrai probablement sur la question après la deuxième partie de l’analyse de Me Laurent.
Mes remarques porteront ici sur trois points qui, à mon avis, entachent sérieusement le sérieux de l’analyse de Patrick Laurent : i) l’affirmation que Frantz Leroy, le cerveau de la fraude, était le chef de cabinet de Serge Fourcand, secrétaire d’État au Commerce et principal accusé; ii) la présentation, sans analyse préalable, de ce dernier comme « suspect numéro 1 » dans l’affaire; iii) le peu d’importance accordé à l’indépendance de l’appareil judiciaire et aux résultats obtenus.
Frantz Leroy, chef de cabinet de Serge Fourcand ?
J’avais commencé à suivre l’émission avec un intérêt d’autant plus grand que j’apprécie beaucoup le commentateur. J’ai toutefois sursauté quand je l’ai entendu affirmer que Frantz Leroy était le chef de cabinet de Fourcand. Je connaissais bien les deux hommes, et cette association me paraissait impossible. Frantz Leroy avait été un de mes camarades de promotion au lycée Pétion à la fin des années 1950, puis durant son bref passage en 1967 à l’École des Hautes Études internationales (ENHEI). De son côté, Serge Fourcand avait été à la fois un ami, un collègue à la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) et mon professeur de science politique à l’ENHEI. Non seulement je ne pouvais les imaginer dans une relation ministre chefs de cabinet, mais je n’avais jamais entendu parler d’une telle collaboration, ce qui m’intriguait beaucoup.
Pour en avoir le cœur net, je téléphone à Fourcand qui confirme mes doutes. Il me répond que les rares contacts qu’il a eus avec Leroy, c’étaient dans les années 1960 où il l’a eu comme étudiant à l’ENEHEI. « En outre, crut-il bon de préciser, ç’aurait été une grave erreur de jugement de ma part de l’attacher à mon cabinet, car il n’avait ni les compétences que je recherchais ni l’intégrité que j’exigeais de mes collaborateurs ». Il y a lieu d’ajouter ici que la fonction de chef de cabinet n’existait pas à l’époque à l’échelle des ministères. Le cabinet de chaque ministre était une entité assez informelle regroupant les chefs des grandes divisions administratives du ministère, notamment les Finances, le Personnel, le Contentieux, le Secrétariat, etc.
Serge Fourcand, suspect numéro 1 dans l’enquête ?
Ce premier point clarifié, j’ai continué à écouter en différé la suite de l’émission. Mes réserves se muent en étonnement et en déception quand j’entends le juriste affirmer qu’une fois établie la preuve de la falsification de la signature d’Henri Bayard, le sous-secrétaire d’État du Commerce, Serge Fourcand était devenu le «suspectnuméro1»de l’enquête. Quelle aberration ! Et quel est le raisonnement qui fait d’un supé- rieur hiérarchique l’auteur d’une falsification de la signature de son collaborateur immédiat ? J’ai travaillé pendant 45 ans dans le milieu de la Banque centrale, dont 10 en Haïti, 35 au Canada. Des dossiers de contrefaçon et de faux en signature, j’en ai vu par dizaines, mais je n’ai jamais entendu que, dans les cas de ce genre, le premier suspect ou le coupable était le supérieur hiérarchique du faussaire, un ministre ou un gouverneur de banque centrale.
Soyons sérieux. À l’époque où Antonio André et Vilfort Beauvoir contresignaient les billets de banque haïtiens, aucun analyste moindrement sérieux n’aurait eu l’idée de pointer du doigt le PDG Antonio André dans un cas de contrefaçon de la signature de son vice-président. Au Canada, ce serait encore pire. Impossible d’imaginer que le gouverneur de la banque centrale, Gérald Bouey par exemple, soit même perçu comme un simple suspect dans une affaire de falsification de la signature de William Lawson, son premier sous-gouverneur. Impensable !
La contrefaçon de signatures, le faux monnayage et l’utilisation de faux sont des crimes que commettent les voleurs de grand chemin. Comment imaginer un seul instant, si ce n’est dans l’hypothèse d’un complot visant à détruire un grand commis de l’État, qu’un homme de cette stature s’abaisse jusqu’à imiter ou faire imiter la signature d’un de ses subalternes ? Cela dépasse carrément mon entendement.
Le peu d’importance accordé à l’indépendance de l’appareil judiciaire et aux résultats obtenus
Durant toute la durée du procès, la dépendance du judiciaire à l’endroit de l’exécutif a été manifeste, ce qui a gravement entaché le sérieux de l’ensemble du processus. En réalité, ce procès n’aura été qu’un divertissement médiatique, un spectacle organisé pour détruire une compétence qui prenait manifestement trop de place sur l’échiquier politique, tout en protégeant les auteurs de l’escroquerie. Aussi renoncera-t-on en cours de route à l’accusation initiale de faux et d’utilisation de faux pour retenir celle de la négligence administrative. C’est vraiment dommage que cet aspect de la question n’ait même pas été mentionné dans la première partie de l’émission de Métropole.
On n’oubliera pas qu’au terme du procès, le commissaire du gouvernement et les magistrats recevront chacun une luxueuse Volvo en guise de récompense de la présidence. En outre, ils seront tous promus à tour de rôle jusqu’au poste de ministre de la Justice.
Au chapitre des résultats, ce procès aura été un échec monumental. L’État haïtien n’a rien récupéré du montant de la fraude, tandis que le consul d’Haïti à Miami Eugène Maximilien et son principal complice Frantz Leroy seront condamnés aux travaux forcés et graciés immédiatement. De son côté, Serge Fourcand sera éjecté du gouvernement après avoir préparé l’entrée d’Haïti dans la CARICOM et renégocié au profit de l’État haïtien le monopole d’exploitation de la bauxite par la multinationale américaine Reynolds Mining.
Dans l’actuel débat d’idées sur un éventuel procès PetroCaribe, il est essentiel de souligner la nécessité d’assurer l’indépendance et l’impartialité des futurs magistrats et de préconiser une stratégie axée sur au moins deux résultats : la récupération des sommes détournées et l’instauration de saines pratiques dans la gestion des finances publiques.
Retour sur Frantz Leroy
Frantz Leroy était un cas d’espèce. Flamboyant, beau parleur, épicurien et séducteur né, il nageait comme un poisson dans l’eau dans l’atmosphère empoisonnée de cette période. Il a joué et a gagné sur tous les tableaux jusqu’au jour où un grain de sable s’est infiltré dans l’engrenage de sa machine à succès. Il a ainsi connu les honneurs, mordu à pleines dents dans les fruits de la vie et affronté avec son panache habituel les pires épreuves de l’existence.
« Rome admirait ses vertus et César lui-même récompensa ses mérites », dira de lui Me Gérard Gourgues en le présentant, dans sa défense, comme un enfant du régime duvaliériste, qui avait ainsi droit à des circonstances atténuantes ! Recréant ensuite l’atmosphère des Catilinaires de Cicéron, le brillant avocat s’exclamait sous les applaudissements de l’assistance « O Tempora, O Mores ! Quelle époque ! Quelles Mœurs! » Ce faisant, Gérard Gourgues contribuait à sa façon à faire de Frantz Leroy une des vedettes du feuilleton.
Frantz Leroy était à l’étranger quand il apprit que son épouse, Marlène Beauvais Leroy, avait été emprisonnée pour complicité dans l’enquête criminelle où il était cité à comparaître. Se sachant protégé par la mère du président du pays, il y retourna dans l’intention de sommer les hommes des Casernes Dessalines de libérer sa femme. Un scénario qui rappelle l’arrestation de Sanite Bélair et l’intervention de son mari Charles Bélair accouru à son secours. À la différence que ces deux héros de la guerre de l’Indépendance seront jugés et exécutés. C’était en 1802 et sur ordre de Dessalines, encore général dans l’Armée française !
Il se répète qu’en réaction aux pressions des tortionnaires Jean Valmé, Albert Pierre (dit Ti Boulé) et Emmanuel Orcel, qui lui proposaient de le renvoyer hors de cause s’il dénonçait Serge Fourcand, Frantz Leroy aurait répondu : « Je suis peut-être un escroc, mais un escroc chevaleresque. Fourcand ne sait rien de cette histoire. Ne comptez pas sur moi pour le faire condamner ». Tout à son honneur d’avoir épargné au prétendu « suspect numéro 1 » l’obligation de faire la preuve de son innocence.
Une dizaine d’années plus tard, le 15 août 1985, Frantz Leroy perdait la vie dans un des dangereux virages du Morne Tapion. Il était ivre mort quand, en revenant d’une soirée dansante à Petit-Goâve, il s’était installé au volant de sa voiture pour rentrer à Port-au-Prince. Un indice, peut-être, qu’il cherchait dans la bois- son un exutoire à ses tourments, même s’il s’amusait à se faire appeler « Le roi des timbres ».
Serge Fourcand, un bouc émissaire
Dans une entrevue accordée à Jean-Claude Boyer et publiée dans Le Nouvelliste du 9 février 2005, Gérard Gourgues déclarait sans ambages que le gouverne- ment s’était emparé du crime de faux pour faire de Serge Fourcand un bouc émissaire. Cette affirmation résume à elle seule toute la dimension politique du procès. Après avoir déclaré que « la vérité était au fond du puits et qu’il fallait descendre dans ce puits pour la remonter sur la margelle », Gourgues avait forcé le Ministère public à battre en retraite. L’assis- tance avait vibré, ce qui aida à faire de cette phrase l’argument principal de la défense.
J’ai toujours eu le franc-parler avec Serge Fourcand et il con- naissait bien mon opinion sur la collaboration avec le régime Duvalier. Je suis convaincu que c’est en connaissance de cause qu’il prit le risque de naviguer « entre le vice et la violence », pour employer ses propres termes. Sa barque s’est abimée sur les rochers de la cupidité et des basses intrigues. Au moment de prendre sa retraite en 2002, il a publié, en guise de mémoire, un livre où il expose les dessous de ce mauvais procès, ainsi que sa vision du développement d’Haïti, ses projets pour le pays et ses réalisations. Il y raconte aussi ses réussites et surtout l’expérience des montagnes russes qu’a été son passage éclair dans la politique haïtienne.
Entre le vice et la violence – Un visage raté (Haïti 1971-1975) est un livre à lire absolument dans le contexte des discussions sur un éventuel procès PetroCaribe et surtout avant la deuxième partie de l’émission annoncée par Télé Métropole pour le jeudi 25 avril en cours. Ottawa, le 14 avril 2019 eddycave@hotmail.com.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 17 avril 2019 et se trouve en P.1, 7 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2019/04/H-O-17-april-2019.pdf