LITTÉRATURE ET POÉSIE
« 36, Rue Saint-Charles » du poète Ronald Jean-Baptiste Par Louis Carl Saint-Jean
Ronald Jean-Baptiste, qui a poussé son premier cri au 36 de la rue Saint-Charles, aux Gonaïves, la fière Cité de notre Indépendance, est un admirable poète. Mieux : il est un poète haïtien et non un Haïtien poète. Encore mieux, il est un artiste, un artiste haïtien, si je prends ce mot dans le sens que lui a donné son idole et concitadin, l’illustre romancier Jacques Stéphen Alexis.
Ronald Jean-Baptiste, comme tout artiste engagé, est un fin observateur de la société. Il a observé la vie haïtienne sous toutes ses facettes, surtout la vie dans le « pays en-dehors », pour employer le mot du sociologue français Gérard Barthélémy. Et c’est justement cet « univers rural haïtien » qui a été le principal témoin de ses premières amours, de ses premières joies. De ses premières déceptions. De ses premiers soucis. De ses premières révoltes aussi. Autant de sentiments qui feront de lui ce qu’il est devenu depuis le tournant de ses 14 ans : un barde de la paysannerie haïtienne. Et plus tard, un barde national !
Ronald, pur produit des décennies 1960 et 1970, est issu d’une époque difficile, d’un « temps déraisonnable » sociopolitiquement pour l’artiste de chez nous, fut-il musicien, peintre, sculpteur ou poète. De ce temps, dont il a été un témoin privilégié, il a su humer les moindres silences, les moindres soupirs et les moindres regrets. Et ce sont ces élans ciselés avec une émotion très profonde et un art consommé qu’il nous présente, sous forme de poésie faite de façon résolument haïtienne, dans 36, rue Saint-Charles. Comme l’atteste clairement cette merveilleuse plaquette, et vous l’en jugerez vous-même à la lecture des trente-trois morceaux qui s’y trouvent, notre poète fait sans conteste partie de ceux que l’auteur de Compère Général Soleil a appelés des « enfants de l’avenir ». Tout, en effet, bouleverse Ronald dans le « pays en dehors », laissé orphelin par le drame du Pont-Rouge ! Et il a tout bouleversé sur son chemin, jouant même avec hardiesse son rôle de griot, façonnant de sa belle plume l’avenir de notre société, alors qu’il cajole encore l’adolescence. Quel noble cœur !
Certainement, Gonaïves a été la ville où Ronald a joui pour la première fois du sourire du soleil. Cependant, Doland, section communale de Terre-Neuve où sont nés ses parents, est indéniablement le sol où il a trouvé cette douce sève qui a fait de lui le « Nègre fondamental », le « Nègre authentique » que nous fera découvrir et apprécier à sa juste valeur 36, rue Saint-Charles. En un mot, ses vacances passées à cette contrée hospitalière allaient insuffler dans son âme cette poésie purement haïtienne qu’il nous a offerte dans ce beau recueil.
C’est à Doland, dans ce pays situé en dehors de « La République de Port-au-Prince », que Ronald, cet « enfant de l’avenir », a découvert et observé la paysannerie haïtienne. Ce sont les soirs frais et discrets de cette adorable localité, de concert avec les nuits gonaïviennes, ces nuits remplies de rythmes merveilleux de tambour, de kata et de trompettes de Sainte Rose et de la Branche Aimable Geffrard, qui ont recelé dans son être tant de mystères multiséculaires. Et, grâce à ces enseignements secrets, il reproduira fidèlement de notre peuple « les types et les scènes essentielles, les mœurs, les coutumes, les croyances, la morale… » et « en a chanté les beautés, les luttes, les drames ».
C’est en octobre 1977 que j’ai vu Ronald Jean-Baptiste pour la première fois. Il venait, avec Jean-Jacques Stéphen Alexis, fils du célèbre romancier Jacques Stéphen Alexis, prendre place en classe de Seconde au Nouveau Collège Bird. La quarantaine d’élèves de cette promotion a été formée par de brillants professeurs tels que Rosny Desroches, Gérard Mentor Laurent, Edner Saint Victor, Marie Odette Tavernier Smith, Jean Narcisse, etc.
Ronald et moi, nous nous sommes liés d’amitié le jour même de la rentrée des classes dans la cour de récréation. Un doux courant a rapidement passé entre nous et il s’est tissé spontanément entre nous un lien amical, voire fraternel. En effet, dès notre première conversation, nous avons découvert qu’au moins trois solides maillons d’une même chaîne nous unissaient. D’abord, comme lui, je suis de souche gonaïvienne, par mes parents paternels. En suite, comme lui également, je subis l’ivresse de la Muse. Finale ment, nous partageons un amour démesuré pour les valeurs traditionnelles haïtiennes et une profonde révérence envers l’Afrique, notre « mère nourricière ».
Le lendemain, Ronald soumet à mon appréciation un cahier contenant une vingtaine de ses poèmes. À leur lecture, je ne peux en croire mes yeux. Chacun d’eux est un chef-d’œuvre ! Devant ces merveilles, je tremble à l’idée de lui faire voir mes vers, que je lui promets quand même de lui apporter.
Circonspect et prudent, je lui confie le lendemain trois ou quatre de mes poèmes que l’un de mes mentors, Dr Carlo Désinor et ma marraine, la grande éducatrice gonaïvienne Conceptia Louis, avaient déjà accueillis très favorablement. Cependant, pour adoucir mon inquiétude, je dissimule mon identité réelle à l’aide d’un pseudonyme. Assis à une certaine distance, je l’observe qui les lit d’un air approbateur, négligeant un peu l’exposé d’un de nos professeurs. Au cours d’une heure creuse, il se dirige enthousiasmé vers le banc que Wickny Salo mon et moi partageons et me dit en bégayant à peu près ceci: « Wow ! Ce…ce poète est superbe. Est… Est-il un ami à toi ? » Devant ce compliment, je pousse un « ouf » de soulagement, souris furtivement et lui avoue que c’est moi l’auteur.
Et depuis lors, se sont créées entre nous une admiration mutuelle, une certaine complicité et une sincère amitié. En classe, lui et moi étions tellement proches que notre professeur de chimie et de physiologie, Alphonse Saint Louis, nous appelait l’un et l’autre « Saint-Jean-Baptiste ». Et les années ont encore mieux soudé notre amitié tant et si bien que, quelques années plus tard, il me demandait de porter son fils Guivenchy sur les fonts baptismaux.
Depuis les bancs du Collège Bird, j’importune Ronald en lui demandant de publier ses poèmes. Cependant, cela n’a pu se faire, car en 1980, immédiatement après le bac, il a quitté Haïti pour Washington, D.C. en vue de faire ses études universitaires et de joindre peu après la Marine américaine. Nos rencontres et nos correspondances devinrent de plus en plus espacées. Cependant, chaque fois que nous avions la chance de converser, je lui parlais de ses poèmes comme si je lui demandais des nouvelles de mon filleul ou d’un autre membre de sa famille.
Quelle n’a pas été ma déception quand j’ai appris qu’il les avait tous égarés ! C’était comme si j’avais perdu une partie de moi même, car jusqu’à ce moment-là, je connaissais encore par cœur certains passages de ces petits joyaux. Et très souvent, il m’arrivait même d’utiliser certains de ses vers dans la rédaction de certains de mes articles sur notre culture, en particulier sur notre musique populaire.
Plus de trente ans se sont écoulés sans que je relise un seul texte de Ronald. Cependant, le 6 octobre dernier (2018), à ma plus grande joie, il m’a appris qu’un ami à qui il avait passé certaines de ses pièces les lui a retournées. Immédiatement, il me les envoie par courrier électronique. Je les relis avec la même émotion que j’avais ressentie 40 ans plus tôt. Et ce qui m’a surtout agréablement surpris, c’est que ces poèmes composés depuis si longtemps laissaient l’impression d’une œuvre récente. Je me suis mis alors à revivre certaines de nos heures d’innocence passées au pays natal, pendant que nous rêvions d’une Haïti meilleure.
Ce qui plaît le plus chez Ronald, c’est qu’il n’a pas eu à rechercher « une originalité de sur face et factice », selon le mot d’Etzer Vilaire. Ses vers représentent une révélation sincère et spontanée de l’âme haïtienne. Poète têtu et rebelle, il a refusé de dénaturer son âme afin de pouvoir nous présenter une œuvre typiquement haïtienne. En un mot, ce magicien des vers n’est pas allé se promener au bord de la Seine pour rechercher son inspiration. Il l’a plutôt trouvée comme par enchantement sur les rives de l’Artibonite. En un mot, rien d’exotique ne viendra mâchurer son œuvre, jouissant de la douce sève que seuls peuvent communiquer les génies de notre race.
36, rue Saint-Charles fait office de manifeste, car ce recueil assaisonné du piment artibonitien exprime de façon claire le défi que l’auteur a lancé à tous ceux et celles qui croyaient révolue l’ère de l’authenticité. Et Ronald s’est acquitté de cette tâche avec une émotion vive, une imagination ingénieuse et surtout une originalité contagieuse. Encore adolescent, le poète a ressenti ce boukan intérieur allumé un soir sous les tonnelles de Doland ou dans d’autres lakou de l’historique et mystique Artibonite.
Et comme cette flamme inextinguible de Solé lui a brûlé le cœur ! Et comme ce serait regrettable si son cœur n’avait pas tressailli en écoutant la voix des ancêtres ! Donc, bon enfant, « enfant de l’avenir », il a obéi sans chanter de longues et stériles litanies. Aussi, pour peaufiner ses vers, on dirait qu’il a emprunté le pinceau d’Hector Hyppolite ou de Dieu donné Cédor que Jacques Stéphen Alexis avait appelé en janvier 1958 « le peintre du peuple».
Au lieu donc de nous décrire des scènes étrangères, Ronald a préféré tourner obstinément ses regards et sa plume, cette « arme miraculeuse », vers la paysannerie haïtienne, vers cette masse d’hommes et de femmes marginalisées depuis l’assassinat, le 17 octobre 1806, du glorieux fondateur de notre nation. De ce fait, Ronald Jean-Baptiste est « le poète de la paysannerie haïtienne » ou simplement « le poète du peuple ». Il l’est, en effet, quand, par exemple, il a fait dire
- […] mon fardeau est trop lourd Mes deux pieds dans le sac, car c’est moi qu
Et c’est moi qui réponds.
On dirait que Ronald a répondu présent à chaque rendez-vous de la paysannerie. En effet, 36, rue Saint-Charles porte l’empreinte de ces folles heures passées dans les konbit organisés çà et là dans les bourgades de Terre-Neuve ou au bord des rivières cristallines de cette terre magique. L’auteur s’est baigné avec ce petit peuple. Il a fait du paysan l’essence de sa lutte. Il en a fait une obsession, voire un culte. Ce sont d’ailleurs ces paysans de Terre-Neuve, surtout Man Pré et Ton Bo, qui lui ont révélés multiples secrets de notre terre sacrée. Il nous rappellera que :
- Les feuilles ont des secrets que la Maison-Blanche elle-même ignore. Dans le konbit Si tu as vidé ton assiette trop vite
- Le soir venant, le ventre perd la raison.
- Fais bouillir un kachiman, un grain de sel…
36, rue Saint-Charles, est aussi le reflet de la fin des années 1970 de chez nous qui refusons de partir. Et Ronald nous a fait vivre ce reflet après avoir merveilleusement «apprivoisé, avec des mots de France, ce cœur qui lui est venu du Sénégal », pour reprendre ce vers du grand poète Léon Laleau. En outre, il a fait épanouir ce cœur sous les étoiles de Doland et sous le soleil de « La terre salée ». Chwal, kazak, konbit, grand midi sonnant, vonvon, nez tripòt, jumeaux de ma sœur…sont, par exemple, les mots et expressions de chez nous qu’il choisit pour nous peindre nos us et coutumes. Et il le fait avec aisance et ingéniosité, pour avoir été tellement attentif au cri de nos courageux paysans.
Têtu, Ronald a renversé tous les tabous qu’avaient dressés sur son chemin les Frères de l’Instruction chrétienne. Par exemple, que va, en effet, chercher cet adolescent formé selon les préceptes rigoureux des religieux de Cyr Guillo chez un ougan, chez un Wozanfè Lanfè ? Or, le jeune barde est de foi catholique apostolique romaine! Simple est la réponse. C’est qu’il a foi. Il a foi, une foi ardente en l’avenir. C’est un véritable « enfant de l’avenir ». Point barre ! Dans « La revanche des lwa», on voit un poète nostalgique de l’Afrique, notre Alma mater. Il s’insurge alors contre
- La religion des blancs nourrissait vos esprits.
- C’est la même tendance dans «Le temple et l’ogatwa». Il avoue être victime du syncrétisme religieux quand
- une lutte suprême entre ces deux puissances.
- Dévore mes pensées chaque fois dans le noir.
Ah ! c’est sans doute dans le noir qu’a été communiquée à l’âme de son âme la pièce « Nos zombis ». Il l’a sculptée comme pour agacer les « chers frères » en s’écartant des normes qu’il avait reçues d’eux. Accepter ce compromis aurait fait sans doute de lui, et il le sait bien, un « étranger égaré sur la terre d’Haïti ». «Comme le Saint-Esprit, invisible et partout», dit-il, « de nos zombis ». C’est la réalité typiquement haïtienne, voire artibonitienne qu’on entend parler « à l’angélus » à Doland ou à Figuier ou dans les rues gonaïviennes au retour d’un koudyay animé par les orchestres «Volcan» et «Simbie».
Ronald a également joué le rôle de « professeur d’idéal » que réclame de tout artiste le génial créateur de Romancero aux étoiles. Et il l’a rempli de façon agréable, épatante et opiniâtrement haïtienne dans ses « Leçons à ma fille ». Par exemple, dans «Tu sauras», la douzième leçon, il a utilisé pour cela un vieux conte paysan, une leçon de sagesse.
Sans aucun doute, la postérité fera un accueil très favorable à 36, rue Saint-Charles, car son auteur s’est distingué comme un poète éminemment talentueux et haïtien qui a conféré un rang honorable à notre paysannerie. Cette œuvre, vibrante palpitation de l’âme haïtienne, sinon de l’âme nègre, fera de Ronald Jean-Baptiste l’un des poètes authentiques de sa génération et peut-être même de notre littérature.
Toute la gloire reviendra à Dieu et à nos valeureux héros qui, aux Gonaïves, le 1erjanvier 1804, dans la dignité et dans la bravoure, au prix de leur sang et de leur sueur, ont placé Haïti dans le concert des nations. Et c’est ce coin de terre qui a vu naître des poètes authentiques et patriotes tels qu’Oswald Durand, Émile Roumer, Roussan Camille, Carl Brouard, Jacques Roumain, René Dépestre et d’autres qui ont inspiré cet humble fils né au 36, rue Saint-Charles, aux Gonaïves, que Manmie Herodia et Ton Leclerc avaient baptisé… Ronald Jean-Baptiste !
Louis Carl Saint-Jean louiscarlsj@yahoo.com
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-ObservateurN0. 21, édition du 22 mai 2019 et se trouve en P. 1, 7 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2019/05/H-O-22-mai-2019.pdf