Jovenel Moïse Avance Tête Baissée Vers le Gouffre par Léo Joseph
- POLITIQUEMENT MALADROIT ET ADMINISTRATIVEMENT INSOUCIANT
Les revendications autour de l’usage du fonds PetroCaribe prend de jour en jour des proportions inespérées. Au rythme des événements, Jovenel Moïse et son équipe ne savent à quoi s’attendre. Sans vision pour discerner les mouvements de la rue et les opinions émises sur l’actualité, il avance tête baissée vers le gouffre, risquant même de perdre « sac et crabes ». Car, prenant une allure apocalyptique, l’atmosphère est potentiellement dangereuse à ceux qui des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.
Dans la foulée des événements violents des 6, 7 et 8 juil- let, sont déclenchées les revendications contre la dilapidation du fonds PetroCaribe, sous le label « PetroChallenge ». Au cours des quatre dernières semaines, les manifestations de rues, en Haïti et à l’étranger, ont attiré les protestataires par milliers. Depuis le lancement de la première marche, le mouvement ne cesse de gagner du terrain, au point qu’aujourd’hui on ne peut plus compter les noms donnés aux différentes manifestations qui éclatent, désormais chaque jour, jusqu’à ce que le mouvement s’étende de Port- au-Prince aux villes de province, voire même jusque dans l’arrière-pays. Présentement, les activistes du PetroChallenge
organisent des manif de quartier, de telle sorte que le mouvement s’est internationalisé, puisque les communautés haïtiennes basées à l’étranger sont descendues dans la rue pour crier leur ras-le-bol à la face des dirigeants prédateurs, qui se coalisent pour faire échec à ceux qui demandent justice pour Haïti et ses citoyens privés des USD 3,8 milliards volés qui auraient servi à soulager la misère des couches défavorisées et à financer des projets d’infrastructure, des hôpitaux, des routes, des ponts, des aéroports, et d’autres travaux qui auraient amélioré le standard de vie des populations.
Le peuple bouillonne de colère
Ceux qui observent les mouvements de la rue, notamment la mobilisation de milliers de jeunes gens, presqu’exclusivement du sexe masculin, sur le macadam, ne peuvent s’empêcher de lire la colère qui
bouillonne sur leurs visages. Ce qui fait penser qu’il suffira de peu pour que cette colère change en violence. C’est sans le moindre doute ce qui incite plus d’un à sortir de leur réserve pour attirer l’attention des dirigeants sur la catastrophe qui s’annonce.
En effet, le communiqué émis par le député de Pétion-Ville, Jerry Tardieu, s’inscrit précisément dans cette logique. Témoins privilégié d’une situation qui ne cesse de pourrir, M. Tardieu parle sans langue de bois, exposant le danger qu’il voie venir et essayant de sauver ce qui peut l’être encore. C’est le cri d’un homme d’État qui tente d’exhorter les décideurs à se ressaisir, afin d’épargner au pays les traumatismes sur lesquels risquent de déboucher les revendications populaires autour de l’affaires PetroCaribe.
C’est aussi l’esprit qui motive le groupe des Pasteurs protestants se rangeant du côté des protestataires dans leur quête de justice dans le cadre de ce dossier. Ces derniers pensent que leurs mission ne consiste pas seulement à évangéliser, à prêcher le salut et à aider les croyants à mener une vie digne de leur créateur, mais encore à accompagner les citoyens dans la recherche de justice pour les crimes financiers commis par les dirigeants et la restitution de centaines de millions détournés par ceux qui ont la responsabilité de bien gérer les ressources de l’État.
La communauté internationale n’est pas indifférente aux événements qui se déroulent en Haïti, ces derniers temps. Au vu des manifestations, devenues de jour en jour plus fréquentes et qui ont le potentiel de basculer dans la violence, les responsables des Nations Unies, en Haïti, ont averti leurs personnels pour qu’ils soient attentifs aux mouvements de la rue, surtout dans les zones où se déroulent des manifestations potentiellement violentes. Aussi le personnel onusien en Haïti est il exhorté à faire preuve de vigilance et d’observer les consignes généralement observées en pareilles
circonstances.
Même son de cloche de la part d’un ambassadeur adjoint des États-Unis lançant une mise en garde au président haïtien.
Suite à un briefing sur la situation en Haïti, l’ambassadeur Jonathan Cohen a fait remarquer, le 3 septembre en cours, qu’ « il faut faire davantage dans la lutte contre la corruption. Nul ne doit être au-des- sus de la loi ». Il devait ajouter que le gouvernement haïtien a intérêt à coopérer avec la MINUHAJ dans la lutte contre la corruption. Plus loin dans sa déclaration, M. Cohen a précisé que « les officiels impliqués dans la corruption doivent être tenus responsables de leurs actes », mettant les autorités
haïtiennes en garde contre la politisation de la Police.
Le diplomate américain a souligné, par ailleurs, que grâce à la collaboration de la Police avec les forces onusiennes, les événements violents des 6,7 et 8 juillet derniers auraient occasionné des pertes encore plus grandes en vie humaines.
Ti bwa w pa wè a, se li ki kreve je w
Durant la campagne électorale de François Duvalier, face à Louis Déjoie et Clément Jumel, en août 1957, les partisans de celui-là répétaient souvent « Ti bwa w pa wè a, se li ki kreve je w », faisant croire que leur poulain avait un atout invisible. Cette boutade peut être évoquée, ces temps ci, dans le cas de Jovenel Moïse, en butte à des manifestations en cascade dont il semble minimiser l’ampleur et méconnaître les ambitions et les possibilités.
Le président le plus impopulaire de l’histoire récente d’Haïti, en sus d’être perçu comme « anti-peuple », Jovenel Moïse donne l’impression qu’il méprise souverainement les secteurs qui pilotent les manifestations, s’ingéniant à soigner à coups d’argent des parlementaires et les acteurs politiques qu’il juge nécessaires de le maintenir au pouvoir, plutôt qu’apaiser les hordes de chômeurs, d’affamés et de désespérés qui descendent dans la rue pour signifier leur opposition.
Plus préoccupés à remplir ses valises et à grappiller ici et là, lui et sa femme, en sus de leurs proches collaborateurs et des parlementaires proches de la présidence, ils ne semblent pas se préoccuper outre mesure des cris de révolte qui viennent de toutes parts. Aussi tout le monde, sauf Moïse et son entourage, voie-t-il que l’étau se resserre autour de Nèg Bannann nan.
D’aucuns évoquent même le sort de Vilbrun Guillaume pour Jovenel Moïse ?
De toute évidence, les manifestants ont le vent dans le dos. Les derniers rassemblements qu’ils ont provoqués démontrent clairement qu’ils ont de grandes capacités d’entraîner les grandes foules dans la rue. Tout le monde a constaté que les foules observées dans les rues dépassent de loin le nombre de ceux qui répondaient aux mots d’ordre de grève que lançaient les syndicats, les ouvriers, brefs le secteur ouvrier, toutes catégories confondues.
À voir les foules dans les rues de la capitale et dans les villes de provinces crier à gorges déployées pour demander que soient restitués les USD 3,8 milliards $ du fonds Petro-Caribe, on sent que c’est le pays tout entier qui descend dans la rue.
Dès lors, on ne peut s’empêcher de comprendre que, de nos jours, les manifestations s’organisent autrement, et les participants ont l’air plus « engagé ». Certains diraient même plus «enjoué ». Car ils donnent l’impression qu’ils comprennent mieux les enjeux et que le combat qu’ils mènent est leur. Il y a
une passion inouïe chez ces manifestants que des observateurs sont allés jusqu’à dire Jovenel Moïse court le risque de « subir le sort de Vilbrun Guillaume Sam », s’il continue à jouer la carte de l’indifférence et de l’insouciance face à ces manifestations qui sont en passe de changer en hostilités totales.
Et si l’ennemi est déjà à l’intérieur ?
On peut avoir beau dire que les manifestations prennent de plus en plus d’ampleur. Mais il semble que le président haïtien et les gens qui gravitent autour de lui ne voient rien de ce qui se passe autour de lui.
Il est plus qu’évident que les manifestants d’aujourd’hui appartiennent à une catégorie différente de ceux s’opposaient dans le passé à Moïse ou à Michel Martelly. On peut dire, avec raison, qu’ « ils font l’opposition dans de meilleurs conditions ». En tout cas, par exemple, l’eau, élément essentiel dans la vie des manifestants, ne manque pas, ces jours-ci.
Mais les militants sont désormais présents à toutes les manifestations. Car ils deviennent omniprésents, dans les rues de la capitale comme dans les quartiers, dans les villes de provinces comme dans les communes les plus reculées.
Le rassemblement se fait beaucoup plus facilement aussi. Et les protestataires se présentent au rendez-vous au pied levé. L’identité des participants invite à croire que l’ennemi est déjà à l’intérieur du Palais national.
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 12 septembre 2018, P. 1, 12 et se trouve à : http://haiti-observateur.ca/HO12septembre2018.pdf