Le sénateur Louis Zéphirin
- LE COIN DE L’HISTOIRE par Charles Dupuis
Né en 1885 au Cap-Haïtien, Louis Zéphirin situait volontiers ses origines au Morne-Rouge. C’est effectivement là que la famille possédait ses habitations, ses terres, ses racines. Louis Saint-Surin Zéphirin était le filleul du célèbre politicien François Saint-Surin Manigat, celui qui fut longtemps ministre de Salomon, le prétendant malheureux au fauteuil présidentiel. Il tâchera toujours d’ailleurs de s’inspirer de son parrain qu’il regardait comme le modèle absolu du grand commis de l’État, du véritable homme de gouvernement.
Engagé très jeune en politique, Louis Saint-Surin Zéphirin se retrouva, au moment des désordres populaires qui précédèrent l’Occupation, parmi la foule des détenus de la Prison centrale de Port-au-Prince. Comme la plupart de ces malheureux, il avait été embastillé par le redoutable général Charles Oscar, commandant de l’arrondissement de Port-au-Prince et chef de police politique du président d’alors, Vilbrun Guillaume Sam. À l’aube du 27 juillet 1915, tous les captifs, politiciens, opposants présumés ou jeunes intellectuels qui encombraient les enceintes fortifiées de la prison furent sauvagement massacrés dans leurs cachots. Louis Zéphirin eut la chance providentielle de figurer parmi les rares survivants de cette abominable b o u c h e r i e.
Miraculeusement rescapé de la tuerie, il devait toutefois sortir de cette triste mésaventure avec un bras horriblement mutilé. Quelque temps plus tard, poursuivi par la malchance, il allait perdre l’usage d’un œil après un stupide accident de voiture.
Accueilli en héros à sa sortie de prison, il est triomphalement élu député mais c’est pour ne séjourner que brièvement dans cette Chambre qui sera brutalement dissoute par l’occupant. Il reviendra au parlement le 14 octobre 1930 en qualité de premier sénateur du département du Nord. Soulignons ici que les législatives de 1930 sont habituellement rangées parmi les plus honnêtes à avoir jamais été organisées en Haïti. Le président intérimaire, Louis Eugène Roy, ayant refusé de produire une liste de candidats officiels, seules la popularité des compétiteurs et l’efficacité de leur organisation électorale pouvaient, apparemment, leur assurer une place au parlement. Zéphirin y entra avec les membres du cartel nationaliste: Joseph Jolibois fils, le docteur Price Mars, H. P. Sannon, Seymour Pradel, Victor Cauvin, Dumarsais Estimé, Charles Fombrun, Léon Nau, Pierre Hudicourt, David Jeannot, Jean Bélizaire, Jean-Baptiste Cinéas, Fouchard Martineau, Horace Bellerive, etc.
Le nouveau président, Sténio Vincent, ne tardera pas à entrer en conflit ouvert avec les sénateurs. Zéphirin voudrait bien afficher son indépendance, mais sous Vincent, le politicien doit choisir son camp, s’affirmer pour ou contre le gouvernement. Avec Vincent, le parlementaire doit se soumettre ou se démettre. Sans tergiverser, Zéphirin choisit Vincent. Il le fait avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il nourrit le secret espoir d’occuper un jour lui-même le fauteuil présidentiel, de prendre la succession de Vincent à la magistrature suprême. Il signe la Constitution de 1932 et, quatre ans plus tard, il sera, par arrêté présidentiel, nommé sénateur de l’Artibonite.
Devenu président du Sénat, Zéphirin, «le lion du Nord» comme il aime bien se faire appeler, s’établit dans une pimpante maison verte et blanche sur les bords de la rivière Froide, dans la région de Carrefour, un lieu de villégiature fort prisé par la bourgeoisie port-au-princienne du temps. Chaque matin, selon un rituel immuable, peu importe la saison, afin de garder la forme, disait-il, le sénateur Zéphirin prenait sa baignade dans les eaux de la rivière qui porte bien son nom. La maison de rivière Froide deviendra si réputée pour la qualité de la réception qu’offrait le sénateur à la convivialité légendaire, qu’elle va attirer une société brillante dont le charme et l’agrément des conversations la transformeront en une sorte de haut lieu de l’esprit mondain de l’époque. Les commensaux habituels sont surtout des amis et voisins comme Marcel Antoine, Louis Raymond, (père de Claude et d’Adrien Raymond) Jean-Marie Moïse, (grand planteur de Carrefour et père du syndicaliste Rodolphe Moïse) Alfred Dorcé, Marceau Désinor, Klébert Georges Jacob, Marc François, Fernand Bléus, et enfin Duval Duvalier, le père de François Duvalier, dont le sénateur Zéphirin était devenu le protecteur. Le jeune François Duvalier était d’ailleurs un familier de la maison, un disciple discret du sénateur, un auditeur admiratif de ce captivant commerce d’idées, de ces débats politiques passionnés qui animaient la demeure.
Homme à la carrure massive et imposante, le sénateur Zéphirin était un éblouissant causeur, un fin lettré, un charmeur à la culture intellectuelle étendue. Bouquineur toujours à l’affût du livre précieux et rare, humaniste féru de culture classique, Zéphirin se targuait souvent de posséder l’une des bibliothèques les plus riches et les mieux garnies du pays. Bâtonnier de l’ordre des avocats, officier de la Légion d’honneur, le sénateur se présentait fièrement à ses électeurs comme un planteur, un distillateur, un fils du peuple. Réputé pour le caractère incisif de ses jugements, il prisait les valeurs du travail, de l’effort et du mérite et répétait souvent à ses amis, «l’esprit est une dignité ! » ce cri du cœur qu’il avait adopté pour devise. Arborant ses lunettes à verres teintés, l’esprit vif et le verbe éloquent, il ajoutait à ses excellentes qualités de tribun une drôlerie dans sa conversation, un sens de la repartie et un esprit de finesse qui le rendront durablement célèbre.
On ne peut que difficilement résister ici au plaisir de raconter cette brève altercation qui l’opposa à François-Marie Altiéri, où il nous fournit une splendide démonstration de sa verve narquoise, de son ironie corrosive. Il faut tout d’abord savoir que les établissements de F.-M. Altiéri, riche négociant corse installé au Cap-Haïtien, avait acquis une renommée d’envergure nationale pour la qualité et la variété de leur marchandise. Altiéri vendait aussi bien les dernières nouveautés de Paris que la vaisselle de luxe, les articles de toilette ou les matériaux de construction. Quand, ce matin-là, le sénateur Zéphirin entra dans le prestigieux magasin d’Altiéri, c’était pour s’approvisionner en vin. «Bonjour, Monsieur Altiéri, avez-vous du bon vin à me proposer ? », demanda le sénateur. «Vous savez, sénateur, répondit d’un ton patelin le commerçant corse, les bons vins restent en France…» «Les bons Français aussi ! » claironna avec sarcasme le jovial sénateur à la grande délectation des clients qui s’esclaffèrent à l’unisson, rirent de bon cœur après ce cinglant trait d’humour de Zéphirin qui fit vite le tour du pays et le consacra champion incontesté de l’humour assassine.
Au lieu de la douce et tranquille retraite à laquelle il prétendait, le sénateur Zéphirin connut une fin de carrière mouvementée, ponctuée d’une suite de mésaventures aussi affligeantes que déplorables. L’une des plus pénibles restera sans aucun doute l’attaque de sa résidence de la rue Espagnole par une foule d’émeutiers en colère. Ce drame sanglant se produisit peu après la proclamation des résultats électoraux par la junte militaire en 1946. Il faut se rappeler qu’à la chute de Lescot, Zéphirin avait tout naturellement posé sa candidature afin de renouveler son mandat de sénateur. Son plus redoutable concurrent était le flamboyant Henri Laraque, chef populiste aux illusions chevaleresques qui entendait absolument entrer au Sénat de la République pour mieux briguer la présidence à laquelle il aspirait. Lorsque Zéphirin fut proclamé vainqueur de la confrontation électorale, ce fut au grand dam des militants de Tom (Travail, Ordre, Méthode) Laraque, qui se disaient victimes de fraudes électorales et refusaient obstinément d’admettre leur défaite. Le 14 mai 1946, un peu avant midi, des centaines de partisans déçus de Tom attaquèrent la maison du vétéran sénateur Zéphirin
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, édition du 29 janvier 2020 VOL. L, No. 4 New York, et se trouve en P. 13 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/01/H-O-29-janvier-2020-1.pdf