Le Diplomatique et le Canada – une analyse onto-structurale par Dr JA Gérard Kennedy
Bien saisir «l’essence» du Diplomatique Canadien s’avère quelque chose de beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Pour la plupart des observateurs, le Canada représente un pays plutôt facile à déchiffrer sur le plan diplomatique : une activité diplomatique orientée vers la recherche de la paix et de la coopération, et ce, au travers entre autres de l’action des grandes institutions mondiales (ONU, OMC, etc.). Mais il ne faut pas se fier aux apparences, car l’Être du Diplomatique Canadien demeure un être déchiré, un être complexe, un être ambivalent et un être dédoublé dans son principe : l’être du diplomatique canadien possède certes de nombreuses vertus, mais il transporte sa zone d’ombre – une part de lui-même qu’il cherche désespérément à camoufler, aux yeux des autres comme à ses propres yeux.
Comme pour tous les États souverains, la naissance du Canada est la résultante d’un ensemble complexe de tractations diplomatiques, politiques, économiques, sociologiques et militaires : comme pour tous les États, diverses sources de violence directe et indirecte demeurent à la source de la constitution de l’État canadien. Il y a la violence exercée par la totalité des sociétés séculières sur les civilisations païennes qui peuplaient originellement cet immense territoire ; il y a la violence exercée par l’Angleterre afin de limiter les velléités d’expansion américaine ; il y a la violence exercée par la puissance tutélaire anglaise sur la colonie française et sur quelques autres tentatives européennes de s’accaparer de parcelles de terre en Amérique du Nord ; il y a la violence exercée par l’Angleterre sur diverses populations de souche européenne et autres (les Irlandais, les colons français, etc.) pour que ces dernières intègrent (et s’intègrent) graduellement dans la dynamique du Dominium Britannique ; il y a la violence exercée par l’Angleterre pour stabiliser et renforcer la structure institutionnelle du Dominium, et ce, jusqu’à la constitution définitive du Canada en 1867.
Il faut donc comprendre que le Diplomatique Canadien hérite, et ce, dès sa genèse, d’un système complexe et hiérarchisé de faisceaux métaphysiques qui en définiront la consistance spécifique : le faisceau métaphysique d’une civilisation séculière avancée qui serait foncièrement supérieure dans son principe aux civilisations païennes résidant sur le territoire (ceux que l’on surnommera les amérindiens) ; le faisceau métaphysique d’une civilisation européenne s’affirmant dans son principe même comme supérieure à toutes les autres civilisations existant sur terre et s’érigeant comme modèle absolu que toutes les autres sociétés devraient imiter (Sud-Américaine, Africaine, Asiatique, moyenne-orientale, etc.) ; le faisceau métaphysique d’une société européenne s’affichant non seulement comme victorieuse et comme créatrice du plus vaste empire jamais érigé, mais également comme le fait d’une société encore plus avancée que les autres sociétés européennes engagées dans l’aventure coloniale ; le faisceau métaphysique d’une société culturelle de nature «anglo-saxonne» transportant avec elle tous les caractères propres à ce type de construction sociale (démocratie parlementaire, système de la représentation politique, libéralisme économique, etc.).
Mais l’Être du Diplomatique Canadien demeure dans son principe un être déchiré et dédoublé dans la mesure où l’État canadien, depuis les tous débuts de sa genèse, se présente comme écartelé entre l’expression d’un Ordre Civilisationnel de type dominant et supérieur et la réalité d’une Forme Politique Constitutionnelle (dominée) fragile, artificielle, fragmentée, défensive et subordonnée à la puissance tutélaire de l’Empire. Contrairement à la France, l’Allemagne ou les États-Unis, le Canada ne s’est pas construit par le biais de puissants mouvements sociaux et politiques de longue date constitués et habitant le territoire, par le biais de lourdes orientations politiques fermement ancrées et cristallisées dans la société ou encore de violentes révolutions idéologiques savamment orchestrées de l’intérieur par les forces vives de la nation : malgré le fait constant d’une action intérieure continue sur le destin politique du pays, le Canada demeure largement la résultante de décisions prises à Londres ou de décrets directement inspirés de la Maison Mère, réalisés par des exécutants locaux puis entérinés de nouveau par les autorités britanniques officielles. D’où le côté artificiel d’un découpage territorial démesuré s’assimilant de vastes territoires si peu peuplés au départ et nullement «façonnés» par des populations locales de souche anglo-saxonne ou européenne.
Le Canada : un être fragile, artificiel, dépendant et limité érigé sur le fait d’une culture dominante soi-disant porteuse d’une gigantesque mission civilisatrice sur la planète.
Il s’agit là, évidemment, de la première pierre sur laquelle s’est érigée la structure foncière du système diplomatique canadien … une première strate sur laquelle viendront se greffer d’autres strates ultérieures correspondant aux faisceaux métaphysiques plus contemporains ayant donné forme au Diplomatique Canadien. Des médiations plus contemporaines et qui viendront en effet compléter la structure ontologique de l’être canadien et du système diplomatique qui en découle : la très déterminante relation constitutive obligée avec le géant américain – relation ambivalente et contradictoire ; la relation prégnante, mais dérivée avec le composé anglo-saxon ; la relation constructive, mais subordonnée avec les organismes et les institutions internationales ; la relation culturelle avancée avec les forces constitutives de la modernité séculière occidentale puis mondiale.
- Dans un premier temps, on ne peut passer sous silence le poids écrasant du géant américain sur le Diplomatique Canadien : la consistance du phénomène américain et ce, depuis sa constitution même, pénètre de manière marquée et insistante la totalité de la teneur de la fibre canadienne. Les causes de cette pénétration prononcée sont évidemment multiples, de la puissance inouïe possédée par les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale à la position géographique déterminante de ce pays pour le Canada, de l’impact économique sur le Canada de ce gigantesque marché florissant à l’influence culturelle multidimensionnelle qu’il exerce «naturellement» sur le Canada, des rapprochements idéologiques, politiques et culturels des États-Unis avec le Canada à l’intégration forcée de notre pays dans l’ensemble nord-américain durant la guerre froide … Toute cette interpénétration fondamentale entre l’être canadien et l’être américain n’a pas empêché au Canada d’essayer, tant et tant de fois, de prendre ses distances et de s’éloigner des positions ou actions diplomatiques prises par le géant américain : aussi bien parce que le Canada porte en lui des valeurs et des marqueurs de société en partie différents de ceux véhiculés par les États-Unis, que parce qu’il n’est pas de réaction plus naturelle, pour qui se voit de la sorte ‘submergé’ par un voisin si envahissant, d’essayer de se distinguer et de se forger une identité singulière.
- Dans un deuxième temps, il faut toujours retremper les grandes tangentes diplomatiques canadiennes dans le composé anglo-saxon d’ensemble sur lequel elles puisent depuis les origines du Canada leur substance et leur inspiration. Avec l’être britannique comme pivot et comme phare, le Canada n’a jamais cessé d’appartenir, comme les États-Unis d’ailleurs, à cette communauté politique et culturelle composée des nations démocratiques avancées de souche et d’inspiration anglo-saxonne – un réseau intégré d’États-Nations d’allégeance «anglo-saxonne» et qui conserve encore aujourd’hui son unité métaphysique spécifique : L’Angleterre, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Dans les domaines clés du renseignement, de la défense et du Diplomatique Lourd, ce réseau serré d’États souverains continue d’afficher une cohésion que rien ne semble pouvoir ébranler (par rapport à l’expansionnisme chinois par exemple).
- Dans un troisième temps, il n’est pas surprenant de voir le Canada participer pleinement à la construction et à la fortification de toutes les grandes institutions internationales engagées dans l’édification de la paix, dans le renforcement de la coopération, dans les mécanismes de régulation et dans les programmes ciblés de développement dans le monde : l’ONU, l’OMS, l’OMC, etc. Nul doute qu’il est dans la «nature» du système canadien (démocratie, coopération, mission humanitaire, etc.) de favoriser partout sur la planète le déploiement et l’influence de divers organismes internationaux œuvrant à la paix et à la coopération entre nations et nul doute qu’il est également dans «l’intérêt» du Canada de participer activement aux multiples initiatives prises par ces divers organismes. Mais il ne faut pas être naïf et comprendre qu’il est également gagnant, pour une puissance comme le Canada, mais «stratégiquement» parlant cette fois-ci, que puisse croître allégrement la force et le rayonnement de tous ces organes internationaux plus ou moins institutionnalisés/reconnus : la croissance de ces organismes permet en effet au Canada de diluer le pouvoir des superpuissances et d’augmenter directement ou indirectement l’influence qu’il exerce de par le monde. Finalement il n’est pas question d’ignorer que l’élargissement du travail des organisations internationales permet également au Canada de pratiquer une activité diplomatique de réseau, de coulisse, de persuasion suggestive, d’influence indirecte, de tractation cachée – soit une activité diplomatique quelquefois douteuse, tortueuse et régressive.
- Dans un quatrième temps, il faut souligner la relation déterminante que le Canada entretient, en tant qu’un des pays les plus ouverts de la planète, avec les forces vives de la modernité culturelle, technoscientifique et institutionnelle. Un facteur décisif dans la mesure où il colore de manière significative la teneur des actions diplomatiques décidées par le Canada : le Canada se situe en plein cœur de la postmodernité culturelle à tous les niveaux … la nation a donc tendance à nouer des liens privilégiés avec toutes les nations fortement engagées dans l’aventure postmoderne ou si l’on veut être plus précis avec toutes les nations lourdement inscrites dans le mouvement de désacralisation et de sécularisation du monde. Que ce soit via son réseau de compagnies nationales et multinationales œuvrant sur plusieurs continents, que ce soit via les relations bilatérales incessantes que les diverses communautés peuplant le Canada entretiennent avec leur pays d’origine, que ce soit via son réseau d’universités totalement «branchées» sur les instituts de savoir les plus avancés qui soient, que ce soit sur ses liens approfondis avec tous les mouvements sociaux et politiques dits «progressistes» existant sur la planète … le Canada se voit constamment traversé par des influences multiformes qui ne cessent de définir et d’infléchir son action diplomatique.
- Finalement, à ce système de «densification diplomatique» complexe dont nous avons brièvement tenté de cerner la «structure ontologique», il faudrait ajouter une couche plus conjoncturelle/structurelle, soit la série infinie des actions diplomatiques de toute nature mise en œuvre par les différents gouvernements et acteurs politiques – des séries contextualisées de faisceaux relationnels multéiformes dont la récurrence et l’imbrication n’ont jamais cessé d’orienter et de colorer la nature qualitative du Diplomatique Canadien : des séries et des séquences déclenchées essentiellement dans le but d’accroître son pouvoir d’influence, de renforcer et d’intensifier ses capacités d’intervention à l’international, de dissoudre et d’atténuer la prégnance et le poids écrasant des États-Unis et des superpuissances sur les décisions ou initiatives canadiennes, d’élargir la portée des actions diplomatiques canadiennes dans le monde, de densifier la substance ontique de l’être diplomatique canadien.
Mais les séries et les séquences auxquelles il est ici fait référence, depuis la Seconde Guerre pour donner un point de repère, ne furent jamais le fruit de décisions hasardeuses et irrationnelles, malgré le fait de conjonctures parfois très difficiles et polarisées/polarisantes. Toujours, en effet, c’est à partir des fondations onto-structurelles définissant son être propre qu’ont été prises les initiatives et décisions diplomatiques canadiennes : on ne peut renier sa nature profonde. On ne peut en effet renier sa nature profonde même si cette nature originelle nous plonge parfois dans des déchirements et des contradictions à la limite du soutenable. Tel est l’être du diplomatique canadien – un être plutôt lumineux, mais qui ne peut faire l’économie des zones d’ombre qui en assombrissent le rayonnement : accroître son pouvoir et son influence certes, mais selon quelles finalités au juste ?
Premièrement, le Canada défend depuis ses origines une ligne diplomatique de consistance séculière : il faut bien le comprendre, car cela emporte de multiples conséquences trop souvent oubliées par les analystes. Il s’agit là d’un objectif en apparence inattaquable, mais qui pourra induire des conséquences divergentes par rapport aux volontés affirmées : car trop insister sur la prédominance séculière absolue d’une civilisation peut facilement conduire à des actes de destruction plus ou moins systématique des civilisations païennes habitant le territoire national (comme les amérindiens il va s’en dire). Imposer la domination légale/rationnelle d’un État de droit sur un territoire aussi vaste que le Canada, alors que certaines parties du territoire demeurent essentiellement habitées par des cultures non compatibles avec le régime ou le mode séculier, ne peut que mener à l’extinction forcée de toutes les cultures baignant toujours dans la paganisme. Le paganisme est incompatible avec les espaces/temps politiques dessinés par le séculier.
Deuxièmement, le Canada défend résolument une ligne diplomatique spontanément calquée et inspirée de sa nature intime profonde et des principes universels dont il est l’héritier : promouvoir partout les droits de l’homme, la démocratie, l’État de droit, la paix, la liberté à tous les niveaux. Ceci est en apparence très louable, mais peut parfois mener à des actions incongrues ou dont les résultants pourront s’avérer contradictoires avec les finalités recherchées, surtout lorsqu’il s’agit d’impératifs appelés à se conjuguer avec d’autres impératifs faisant partie intégrante de l’être diplomatique canadien. Défendre la liberté d’entreprise en tant que droit fondamental et défendre en même temps l’action régressive de certaines entreprises canadiennes à l’étranger peut parfois devenir un exercice d’équilibriste qui risque d’annihiler la dimension «noble» de ce que l’on prétend défendre – pourtant le Canada, imbu de la «sagesse des nations», devrait savoir que la richesse tirée de la spoliation de terres étrangères ne profite jamais à la nation concernée. Ou encore superposer mécaniquement des institutions de nature démocratique sur des sociétés incapables de les accueillir peut parfois mener à des monstruosités ou encore à des situations conflictuelles interminables et irrésolubles – comme en Haïti, en Irak ou en Afghanistan par exemple. On pourrait poursuivre la liste …
Troisièmement le Canada défend résolument une ligne diplomatique très anglo-saxonne, une lignée aux saveurs très dominantes (voire d’ordre supérieur) – soit le fait d’une civilisation aux prétentions universalistes, d’une civilisation investie d’une mission civilisatrice globale, d’une civilisation possédant une supériorité incontestable sur toutes les autres civilisations existantes : le Canada n’a jamais pu se défaire de ce complexe peu louable et plutôt embarrassant, conférant à plusieurs de ses missions diplomatiques une teinte définitivement raciste ou suprématiste, et ce, malgré toutes les tentatives pour camoufler cette dimension peu avouable de sa personnalité diplomatique (s’agissant des interventions diplomatiques canadiennes en Afrique et en Amérique du Sud notamment – dans les domaines de l’aide humanitaire et du développement). On ne peut s’empêcher de penser au travail de plusieurs ONG canadiennes, incapables de se départir de leurs certitudes en la supériorité de la société canadienne relativement à leur action humanitaire dans les sociétés «peu avancées» et «peu développées». Certaines de ces ONG ont même été violemment éjectées des sociétés dans lesquelles elles s’étaient déployées, par des populations se sentant à juste titre diminuées par le regard des coopérants occidentaux engagés dans l’aventure.
Quatrièmement et parce qu’il n’est pas une puissance militaire majeure, le Canada se retrouve dans une position structurale qui rend difficile l’appréciation véritable de ses initiatives diplomatiques et politiques : en effet et si la coopération et la recherche de la paix demeurent des valeurs phares intangibles susceptibles de guider les choix diplomatiques canadiens, plusieurs vecteurs de force convergente à imprimer au Canada une lignée diplomatique de nature «modérée et réaliste». Dans un monde submergé par de puissants noyaux de force divergents et où l’on désire promouvoir ses valeurs, il est certain que c’est l’option diplomatique «réaliste» qui s’impose avec le plus d’acuité et d’évidence ; mais il est aussi dans l’intérêt direct du Canada de maintenir une ligne diplomatique «réaliste» dans la mesure où c’est là la meilleure façon d’assurer la promotion élargie de ses intérêts nationaux les plus stricts ; et il s’avère également que c’est la position «réaliste» qui se présente comme la plus performante stratégiquement lorsque l’on se retrouve «coincé» entre plusieurs appareils militaires et politiques aussi différents, mais très puissants.
En somme il n’est pas toujours certain que la position modérée et réaliste qu’affiche habituellement le Canada dans ses relations diplomatiques soit toujours l’expression authentique d’une promotion et d’une sauvegarde des valeurs fortes et universelles dont se targue de défendre ce pays : une position commode et qui peut dissimuler bien des compromis douteux, bien des faux engagements non avoués, bien des partis pris mal assumés, bien des alliances tactiques pas du tout vertueuses, bien des tractations de coulisse ne respectant aucune ligne éthique, bien des actions aux motifs moraux et politiques peu louables, bien des tentatives d’atteindre de manière indirecte des objectifs impossibles à avouer ouvertement … La prudence, la modération et le réalisme ne constituent pas automatiquement et aveuglément, en diplomatie, des modalités d’action et d’intervention nobles et sapientiales. La relation du Canada avec cette super puissance qu’est devenue la Chine illustre parfaitement le fait, coté Canada, d’une action diplomatique très complexe et qui transporte en elle toutes les contradictions et toutes les ambigüités pouvant définir une stratégie diplomatique incertaine d’elle-même : séduire, feindre de se soumettre, s’insérer dans des alliances contextuelles destinées à cerner la partie adverse, encercler son ennemi via des montages multilatéraux, afficher une résistance passive, exprimer ouvertement des velléités de révolte plus ou moins assumées, exprimer une détermination fallacieuse, se prévaloir d’une authenticité factice, camoufler ses intérêts dans le but de s’octroyer une position morale supérieure … les nuances ontogénétiques définissant le Diplomatique Canadien dans ses relations avec la Chine deviennent si complexes à suivre qu’on se demande vraiment si une lignée politique franche, authentique et distincte inspire toujours l’action diplomatique canadienne dans ce dossier – des feintes, des ruses et des stratagèmes mensongers qui ne servent pas toujours l’intérêt supérieur du Canada. Le dossier de la dirigeante chinoise …arrêtée par le Canada récemment en vue d’une extradition vers les États-Unis, illustre parfaitement tous les méandres et les atermoiements de la diplomatie canadienne.
L’ambivalence et l’ambigüité ont également caractérisé les relations diplomatiques du Canada avec son voisin américain dans les domaines de la sécurité et de la défense notamment : un transfert de coût et de responsabilité, désiré catégoriquement par les Américains pendant la totalité de la guerre froide, mais qui a engendré coté canadien un réflexe de «déficience immunitaire» lorsque question d’assumer pleinement sa sécurité sur le plan international. La situation était en effet très sérieux et devant les risques d’une invasion du Canada par l’Union Soviétique, il s’imposait pour les États-Unis, détenteur de l’armement nécessaire, de prendre en charge une part essentielle de la sécurité du continent nord-américain : un état de fait qui permit au Canada, tout en jouant à fond la carte du pays allié pacifique, de se donner une identité propre tout en atténuant les volontés d’expansion potentielles de l’URSS vers ses frontières (le Canada comme pays médiateur et qui cherche à désamorcer le conflit entre les États-Unis et l’URSS). Une problématique encore vivante dans la mesure où le président Obama, un démocrate pourtant peu belliqueux, est venu rappeler au Canada son manque d’engagement récurrent relativement aux coûts afférents à sa propre défense (son discours devant la Chambre des Communes).
On pourrait également réfléchir, en nous référant toujours à la grille d’analyse que nous venons d’élaborer, aux complexités associées à la volonté du Canada de se tailler une place au Conseil élargi de Sécurité de l’ONU. L’écrasante majorité des pays de la planète, essentiellement, perçoivent le Canada comme un pays pacifique cherchant sincèrement à créer des liens de confiance et de coopération avec tous les pays avec lesquels il noue des relations : c’est vrai, mais un certain nombre de vecteurs viennent quand même limiter la profondeur des liens qu’un grand nombre de pays désirent entretenir avec le Canada. En effet la composante un peu trop «anglo-saxonne» dont participe l’être canadien, l’inflexion un peu trop «libéralisme capitalistique» qui a façonné cet être ainsi que l’empreinte un peu trop «société investie d’une mission civilisatrice» dont ne peut se défaire l’être canadien … induit chez nombre de pays dits «non alignés» une certaine méfiance à l’égard du Diplomatique Canadien. Et si les choix diplomatiques du gouvernement Harper n’ont pas aidé relativement à cette image trop «impériale et occidentale» du composé canadien, l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Justin Trudeau n’a pas réussi à rallier à sa cause les pays non alignés : la Norvège, le Portugal et d’autres pays possèdent eux les véritables qualités ontiques susceptibles d’engendrer la confiance nécessaire. Même l’Allemagne a parfois su donner au monde une image d’elle-même plus réellement «neutre» que le Canada.
On pourrait également se pencher sur le dossier du Grand Nord et des velléités hégémoniques de la Russie dans cette zone … et des difficultés pour le Canada, compte tenu de sa «nature», de sa «dynamique stratégique» et de sa «position structurale», d’asseoir une action diplomatique claire et distincte : à nouveau un jeu d’acrobate et d’équilibriste très subtil. Face aux initiatives très agressives de la Russie dans la zone arctique, et sous l’égide des États-Unis eux-mêmes, confrontés au défi que pose la Russie dans cette région, le Canada s’est réfugié allégrement dans un multilatéralisme commode afin de faire valoir ses intérêts dans cette zone saturée d’enjeux stratégiques majeurs : le passage du Nord Ouest, les ressources gazières et pétrolières, la sécurité et la défense, les systèmes de télécommunications, les ressources marines et sous-marines, etc. Encore une fois le Canada, face à un pays aussi puissant militairement que la Russie, se retrouve dans une position défensive – une position structurale spécifique et qui n’offre au Canada pas beaucoup d’autres choix diplomatiques que de défendre une position de principe largement déterminée (respect du droit international, partage des ressources en fonction des principes du droit international, accord global entre partenaires riverains dans le cadre d’une convention collective négociée, etc.), que de s’engager dans une dynamique stratégique induite (intégrer tous les partenaires concernés dans une convention internationale reconnue, une convention internationale la plus contraignante possible pour toutes les parties, une convention multilatérale qui serait ensuite entérinée par toutes les instances internationales afin de lui conférer le plus de poids symbolique que possible, etc.), que de persévérer dans son travail diplomatique «underground», auprès de tous les pays engagés, mais de manière différentielle, afin d’en arriver à créer un système complexe d’équilibre des forces susceptible d’octroyer, en bout de parcours, des droits et des pouvoirs semblables à tous les participants à la négociation.
Le Canada : un pays dont il est très difficile d’analyser avec certitude les visées diplomatiques tellement se confondent et se mélangent, en chacune des interventions diplomatiques du Canada sur la scène internationale, une mystérieuse mixture chargée d’incertitude dans laquelle coexistent synthétiquement à la fois l’essence et la nature intime de l’être canadien, les inflexions induites par la position structurale du Canada dans l’échiquier international, les intérêts stratégiques du Canada, les rapports de force conjoncturels et structurels engagés …
Le Canada se présente-t-il comme l’auteur authentique de valeurs universelles non négociables ou bien représente-t-il davantage le fait d’un acteur coupable de coups tactiques et stratégiques peu scrupuleux destinés seulement à accroître sa puissance et à faire valoir ses intérêts les plus immédiats et les plus séculiers : les deux à la fois et ce, d’une manière si inextricable qu’il semble bien impossible de faire le départage.
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haiti-Observateur, édition du 14 octobre 2020, VOL. L No. 40 et se trouve en P. 12, 13, 14 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/10/H-O-14-octobre-2020-1.pdf