Le faux procès de timbres, une émission-choc de Michel Soukar. par Eddy Cavé

Le faux procès de timbres, une émission-choc de Michel Soukar. par Eddy Cavé

Dans la soirée du lundi 29 avril en cours, pendant que les rumeurs d’exécution du chef de gang de Carrefour Feuilles Tije déferlaient la chronique, l’historien et chroniqueur Michel Soukar diffusait sur Signal FM une émission-choc intitulée « Le faux procès des timbres de 1975 ». Il prenait ainsi le contrepied d’un courant satisfait des apparences de légalité entourant le soi-disant procès. Le brillant chroniqueur déconstruisait ainsi de façon irréversible l’opération de camouflage et de démolissage montée de toutes pièces par le jean-claudisme naissant. Résultat : il a fait avec brio la preuve de la machination politique, rétabli la crédibilité de la victime, le ministre Serge Fourcand, et révélé au grand jour les travers des combinards en toge qui vendent la justice au plus offrant sur la terre de Dessalines.

Plus que l’objet d’amusants jeux de mots, le gigantesque numéro de cirque offert à la télé  haïtienne d’État en 1975 à la délectation d’un  public avide de distractions gratuites a été à la fois un faux procès, un procès de faux  et un faux procès de faux. S’il pouvait écouter,  dans son lieu de repos éternel, l’émission de Michel Soukar et les débats consacrés ces dernières semaines  à ce sujet, mon ancien collègue et professeur Rony Durand, qui était très friand d’équations simplistes et percutantes, aurait vite conclu :

Procès de faux timbres + Faux procès de timbres = Faux procès de faux  timbres

Avec son courage habituel, le sens critique qu’on lui connait et l’indépendance de jugement qui est sa marque, Soukar a revisité les salles d’audiences du Palais de justice et les officines du pouvoir duvaliériste de l’été 1975 pour donner l’heure juste sur cet événement qu’il qualifie de faux procès. Comme Alain Turnier l’a fait pour le procès de la Consolidation qu’il présente  comme « un acte purement politique » dans son excellent livre Quand la nation demande des comptes (p.246). Si le procès a été considéré comme équitable et impartial par la plupart des observateurs, le président Nord Alexis a contribué à en diminuer la valeur sur le plan strictement juridique en affirmant que le but de l’escroquerie était de donner à ses auteurs les moyens de réaliser leurs ambitions présidentielles (p. 247).

La postérité saura gré à Alain Turnier et à Michel Soukar d’avoir apporté ces corrections, car, sans elles, les erreurs cent fois répétées de la tenue de vrais procès risquaient de passer pour des vérités.

L’histoire retiendra aussi que Leslie Péan s’est inspiré des reportages d’Haïti Observateur pour affirmer que Nicole Duvalier, la sœur du président, était la principale bénéficiaire de  l’escroquerie des timbres et qu’elle a été tellement protégée par l’appareil judiciaire que son nom n’a jamais été cité pendant le procès (Haïti, économie politique de la corruption, tome IV, page 484, Paris, 2007). Avec le recul dont on bénéficie aujourd’hui, il n’est plus permis de considérer cette mascarade comme un véritable procès.

Encore moins de le citer comme précédent dans la préparation des procès PetroCaribe. À moins qu’on veuille délibérément en faire un modèle.

Outre son souci de la méthode et son impartialité d’historien, Michel Soukar bénéficie, dans son diagnostic, de l’avantage énorme de la proximité. Il a non seulement vécu les événements sur le terrain, mais il faisait à l’époque ses débuts dans la presse indépendante, soit Le Petit Samedi Soir, aux côtés des Dieudonné Fardin, Jean-Claude Fignolé, Gasner Raymond, etc. Les risques d’un appui aux initiatives de Serge Fourcand étaient alors considérables, mais ces jeunes ne manquaient ni de courage ni de discernement. Ils ont pu ainsi voir clair dans l’évaluation des mesures de redressement que prenait le jeune ministre, ainsi que dans les manigances de la vieille garde qui voulait absolument en découdre avec lui.

De même, dès 1975, Jacquelin Despeignes, un autre jeune journaliste écrivait :

« On retiendra pour l’histoire qu’en 1975, le corps judiciaire s’est prêté à une vaste mascarade en se faisant le complice d’une clique de politiciens traditionnels préoccupés par la conservation du pouvoir. Ces politiciens-juges, juges-politiciens, insatiables des jouissances faciles, ont abusé de la politique de doublure pour traîner dans la boue un jeune spécialiste haïtien » (Cité par Serge Fourcand, Entre le vice et la violence, p. 163).

L’émission proprement dite

L’animateur divise le dossier en trois parties : i) le profil du ministre; ii) ses premières initiatives et réalisations; iii) la mascarade.

Pour étayer sa thèse du faux procès, Michel Soukar commence par retracer le parcours intellectuel de Serge Fourcand : né en 1937; diplômes en droit d’universités d’Haïti et du Canada, en sciences politiques et économiques de Genève; professeur d’économie et de science politique à l’Université d’État d’Haïti, et en économie du développement à la Martinique, etc. Il a en outre travaillé dix ans comme économiste à la Banque Nationale de la Ré publique d’Haïti avant d’entrer au ministère des Finances en 1973 à titre de sous-secrétaire d’État. Fourcand n’a donc que 36 ans quand il accède à la tête du ministère du Commerce dans ce pays d’envieux et cette république de gérontes entamant une cure de rajeunissement.

Cette présentation faite, Soukar énumère les réalisations les plus dérangeantes du jeune ministre : constitution d’une équipe de cadres bardés de diplômes; tentative de ramener au pays des technocrates bien établis à l’étranger; projet de reboisement du morne Lopital avec le concours des écoliers de la Capitale; établissement de contacts avec le Venezuela pour obtenir à meilleur prix un pétrole de bonne qualité; bataille pour le relèvement des salaires.

Ces premières démarches furent en général bien accueillies tout en provoquant bien des inquiétudes au sein de la vieille garde menacée par l’arrivée soudaine au Palais d’une jeunesse fraîchement sortie des bancs du secondaire. En même temps, Fourcand se faisait, dans son propre camp, deux catégories d’ennemis : les gérontes qui ne voulaient rien perdre de leurs privilèges; les aspirants à une éventuelle succession qui voyaient en lui un concurrent redoutable. C’est dans cette catégorie qu’on retrouvait les Aurélien Jeanty, Paul Blanchet, Henri Siclait, les principaux artisans du complot. Quant aux Rodrigue Casimir et Rock Raymond et con sorts, ils jouaient encore en ligue mineure dans l’attente d’un éventuel repêchage.

Michel Soukar explique que deux réalisations de Serge Fourcand allaient attiser encore plus la convoitise des concurrents : la présentation, bien accueillie, de la demande d’adhésion Haïti à la CARICOM et la renégociation du contrat de la Reynolds’ Mining.

Dès lors, la machine à broyer était en marche. Les 7 millions de dollars versés par la Reynolds’ ayant été dilapidés pendant que le

ré gi me refusait de fiscaliser les recettes de la Régie du tabac et des al lu mettes, comme le recommandait Fourcand, les jours de ce dernier étaient comptés. D’autant plus que, le soir même de la conclusion, heureuse, de ces négociations, Fourcand avait obtenu du président l’abolition des taxes des marchés publics. Les 9 millions de gourdes soutirées brutalement des pauvres paysannes haïtiennes étaient jusque-là accaparés par la mère du président; elle se rangea automatiquement dans le camp de la conspiration anti-Fourcand.

Dans la dernière partie de l’émission, Soukar aborde avec une indignation bien visible la question du faux procès. Il s’en prend sans ménagement aux représentants du pouvoir judiciaire qui ont obéi servilement aux in jonctions du Palais national pour monter ce mauvais numéro de cirque dont le pays n’a rien tiré de bon : brouillage systématique des pistes pour protéger la famille présidentielle, vraie bénéficiaire de la fraude; confusion des rôles et soumission servile des magistrats et du ministre de la Justice; arrêtés de grâce au profit des condamnés; dévalorisation accélérée de l’appareil judiciaire avec  les promotions en série des magistrats aux ordres et surtout les cadeaux de Volvo qui provoqueront les railleries du public (« Le vol vaut! ») et l’indignation de ce qui restait de gens intègres au pays.

Un faux procès donc que le pays devra garder en mémoire et considérer comme modèle d’exemple à ne pas suivre! En particulier dans le contexte de la préparation des procès de PetroCaribe. Ottawa 30 avril 2019


cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur édition du 01 mai 2019 et se trouve en P.15 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2019/05/H-O-1-May-2019.pdf