LE COIN DE L’HISTOIRE par Charles Dupuy
Aujourd’hui, selon l’opinion superficielle des observateurs étrangers, la bourgeoisie haïtienne est très souvent traitée de « most repugnant elite » (la plus répugnante des élites), on lui trouve aussi d’autres qualificatifs non moins sanglants pour la rabaisser, la déprécier, la vilipender. On retiendra cependant qu’aucune société au monde ne s’est développée, qu’aucun pays ne s’est enrichi sans une bourgeoisie nationale forte et enracinée. Notre bourgeoisie n’est pas moins douée qu’ une autre pour la réussite économique et le succès dans les affaires. Comme partout ailleurs, elle réclame pour prospérer l’intégrité administrative, la stabilité politique et puis surtout, surtout, le respect de la propriété privée.
Pour s’épanouir et prospérer, la bourgeoisie d’affaires a besoin que le pays où il investit ses capitaux lui offre une main-d’œuvre abondante et de qualité; de solides infrastructures; la stabilité politique ; des niveaux de taxation raisonnables; des facilités bureaucratiques.
Il va sans dire qu’elle a besoin de ce respect de la propriété privée, de ce minimum de sécurité, de cette indispensable paix matérielle sans lesquelles, nulle part au monde, aucune bourgeoisie ne peut espérer se développer. Bref, sans paix sociale et sans stabilité politique il n’y aura ni croissance ni prospérité.
Au rebours de l’opinion largement colportée voulant que l’Haïtien est de tempérament frileux, qu’il n’ose pas prendre de risques, qu’il n’a pas de tradition ou de culture « entrepreneuriale », nous avons vu comment la bourgeoisie haïtienne s’est montrée active, dynamique et innovatrice tout au long du XIXe siècle où elle s’est courageusement battue contre son concurrent étranger. Jamais on ne trouvera notre élite en défaut de courage ou de bonne volonté. La longue patience, le goût du risque c’est ce qui lui a manqué le moins. Si elle a été évincée par sa rivale, ce n’est pas faute d’audace ou de détermination, ni par manque de vision ou d’esprit d’entreprise, c’est parce qu’elle a été systématiquement anéantie par ses propres dirigeants, qui ont choisi de pactiser avec l’étranger plutôt que de favoriser l’épanouissement d’une bourgeoisie locale forte et prospère. Nos politiciens ont toujours considéré l’Haïtien riche comme un être scandaleux, un citoyen dangereux, une menace permanente à leur pouvoir. Haïti n’a jamais manqué de dirigeants politiques, et cela à toutes les époques, prêts à écraser les investisseurs haïtiens afin de favoriser le capital étranger.
Si, jusqu’ici, notre bourgeoisie nationale a vu presque tous ses efforts ruinés, ce n’est pas par manque d’énergie ou d’esprit d’initiative, mais bien parce que l’État haïtien s’est toujours fait le complice complaisant des « compradores » étrangers, des commerçants consignataires auxquels il a livré les Bords de mer du pays, au détriment des industriels et commerçants de chez nous.
Écoutez l’un des personnages du roman réaliste de Justin Lhérisson, Pitite-Caille : « Faites-vous Français, Allemand ou Américain. C’est le seul moyen d’être respecté et protégé sur le sol d’Haïti. Vous pourrez circuler librement, à toutes les heures du jour et de la nuit; vous pourrez avoir votre franc-parler sur les affaires du pays. Si on vous frappe, le gouvernement paiera ; si on perquisitionne chez vous, le gouvernement paiera; si votre maison brûle, le gouvernement paiera; enfin, au moindre dommage qui vous sera causé, le gouvernement paiera. Vous aurez la quiétude d’esprit, vous serez absolument libre ».
C’est parce qu’au cours de nos incessantes révolutions, les commerces appartenant à des Haïtiens étaient toujours les premiers visés par la foule des pillards ou la torche des incendiaires.
C’est parce que les puissances impérialistes se sont systématiquement adonnées à la scélérate industrie des réclamations pour rançonner le pays et avantager leurs ressortissants que notre bourgeoisie s’est essoufflée dans sa course avec les compétiteurs étrangers. Ajoutez à cela la dette de l’Indépendance, ce lourd boulet économique, cet écrasant fardeau qui devait nous forcer à recourir à un interminable cycle d’emprunts et vous aurez le tableau complet, l’explication de la « panne d’allumage de la bourgeoisie nationale », le vrai secret du sous-développement haïtien.
Si, aujourd’hui encore, toutes les grandes fortunes haïtiennes sont entre des mains étrangères, il ne faut pas en faire grief à la bourgeoisie nationale. Les premiers à avoir empêché la formation d’un haute bourgeoisie financière, industrielle et bancaire chez nous, ce sont nos propres politiciens qui se sont laissé stipendier, acheter par le capital international pour mieux poignarder leur frère dans le dos. Comme il y aura toujours de riches investisseurs dans le pays, souhaitons que ce soit aussi bien nos compatriotes, nos semblables, nos frères.
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12 Haïti-observateur 15- 29 novembre 2017