DANS LE MONDE DU DIVERTISSEMENT HAITIEN
- Une Stratégie de Survie des Musiciens du Marché Kompa Dirèk à l’Heure du Coronavirus par Robert Noël
Le Coronavirus a prouvé que toute supériorité est fictive sur cette terre de vanité, et cela à tous les niveaux. L’économie mondiale a trébuché au point de créer un malaise, un doute et une peur bleue dans le monde. Une telle situation fait réfléchir les investisseurs de tout acabit et de toutes races. Les pays pauvres en souffrent terriblement. Les gens sont au chômage. Les pays qui se reposent sur le support financier de leur diaspora doivent envisager une autre source de revenu. Le manque à gagner qu’a subi le marché konpa dirèk, à cause du Coronavirus, ne sera pas récupéré du jour au lendemain.
Au fait, ce virus ne peut pas détruire la culture d’un peuple. Cependant, il pourra la mettre en confinement indéfiniment. Car personne ne sait combien de temps la pandémie Covid-19 va durer. Voilà un défi à la science, qui tâtonne encore. Il faut quand même vivre d’espoir. Qui vivra verra (sakalakawè). Il est plus important de se pencher sur l’urgence du moment, de faire des propositions de sortie de crise, que de s’éterniser sur l’orthographe du mot identifiant le genre musical haïtien le plus populaire : le konpa dirèk. Voilà un faux débat, une futilité qui n’apporte rien à l’esprit, encore moins changer la nature de la musique en question. La stratégie de survie des musiciens offre la possibilité de changer la donne et d’empêcher, sinon ralentir la décente rapide aux enfers du konpa dirèk.
Le coronavirus expose la vérité
Le marché musical konpa dirèk n’est pas infecté, il est plutôt affecté par le coronavirus. Pris d’émotion, les musiciens ne savaient à quel saint se vouer. Par exemple, un musicien m’a appelé pour discuter de la situation à laquelle ce marché fait face. Il a opiné en ces termes, disant bagay yo atè plat, voulant dire que les choses ne marchent pas. Je pouvais ressentir le désespoir dans sa voix. Je lui ai simplement répondu que tout problème entraîne une solution cachée, histoire de faire référence à la loi des contraires. En fin de conversation, je lui ai fait une proposition, à savoir l’utilisation de ZOOM pour continuer ses séances de répétition et réaliser un peu plus d’activités musicales. C’était un ouf, une bouffée d’oxygène. D’ailleurs, je lui ai appris que Dernst Emile et moi utilisons ce moyen à cette fin. Dernst, cet arrangeur, compositeur et instructeur de musique, est au diapason avec la technologie moderne.
Le marché konpa dirèk est aujourd’hui troublé. Pour continuer d’exister, les groupes musicaux haïtiens ont choisi une solution partielle. Ils offrent des performances virtuelles vivantes― live ―, tout en sollicitant le support financier des fans via Cashapp, Zelle, Pay Pal, Interact, Moncash, etc. Ainsi, une industrie du live est créée. On constate même que des orchestres qui donnaient l’impression de stabilité économique emboîtent le pas dans cette même direction. Ce qui force certaines gens à penser qu’ils quémandent. D’autres, au contraire, disent qu’il ne faut pas écraser leur sébile (pa kraze kwi yo). La question n’est pas là. La situation paraît extrêmement difficile pour les musiciens. Ils doivent nager pour atteindre le rivage et se mettre à l’abri du danger. Mais la mer étant agitée, ils doivent se démener pour surmonter les vagues.
Autre réalité à signaler : La soi-disant scène HMI n’offre pas un salaire décent aux musiciens, quand bien même certains feraient croire le contraire. Fous qui y croient. Les musiciens à salaire journalier ― les giggers ― sont les plus affectés par le confinement. Cela est si vrai que beaucoup d‘entre eux ont décidé de devenir chauffeurs de camions/ truck, de taxis Uber et Lyft, aux États-Unis. Mais ces compagnies de transport ne fonctionnent guère comme à l’accoutumée. Elles sont obligées de mettre fin à leurs activités jusqu’à nouvel ordre. Certaines se voient dans l’obligation de crier faillite, car ne pouvant payer leurs employés. Les statistiques ont montré qu’il y a des millions de gens au chômage, parmi eux un nombre considérable d’Haïtiens. Un phénomène ayant le potentiel de ralentir les transferts d’argent vers Haïti.
Indéniablement, les maisons de transfert ne font plus recettes comme avant. Les organisateurs de bals et de festivals font un recul involontaire, mais pas pour rebondir. Ils n’ont plus la force et les moyens pour prendre part à ce qui se fait actuellement. Tous ces spectacles vivants (live) auxquels on assiste sont des autoproductions des groupes musicaux. L’on se demande même si ces derniers auront besoin des services des promoteurs si le marché reprend force et vigueur. Les musiciens pourront organiser leurs propres soirées. Les temps ont changé. Certains gouvernements ont offert des chèques pour stimuler l’économie en support aux familles, mais qui ne représentent pas grand-chose, considérant l’énormité des besoins des bénéficiaires. Ce qui fait penser à la réalité suivante : Combien de nos musiciens et administrateurs de groupes musicaux ont bénéficié d’un tel support aux États-Unis, quand on sait qu’ils ne payent pas d’impôts sur le revenu ?
Les performances virtuelles : À quelle fin?
Certains dirigeants d’orchestres disent qu’ils offrent des prestations virtuelles dans le but de faire plaisir aux fans, car le grand public les avait supportés pendant des années. Beaucoup de gens réfutent et critiquent un tel argument. Pour certains, les artistes ne doivent solliciter aucun support sur Cashapp, Zelle ou Pay Pal, pour que cette logique soit valable. On a assisté à de nombreuses performances virtuelles live sur Youtube et Facebook. Certains groupes musicaux ont présenté de piètres spectacles. Tandis que d’autres ont délivré des prestations plaisantes. On assiste aujourd’hui à une invasion Planète Live, puisque des formations musicales envahissent toutes les plateformes intelligentes. On voit que même des groupes inconnus, méconnus, (underground bands) ont la prétention d’occuper l’espace. Il faut signaler que des groupes et solo-artistes, dont le requiem symbolique a été chanté, sont ressuscités aujourd’hui pour présenter de telles performances.
Il y a un fait qui mérite d’être signalé. Tous les groupes musicaux sont en retard de phase. Ils font aujourd’hui ce qu’ils auraient dû faire il y a de cela cinq ou six ans: présenter des spectacles et des concerts au lieu d’animer des soirées dansantes chaque weekend. Je l’ai signalé dans plusieurs de mes articles. Le konpa dirèk a été créé pour être une musique de danse. Il est aujourd’hui dénaturé depuis l’invention des téléphones portables et des tablettes. Tout le monde devient photographes, vidéographes aux soirées animées par les orchestres. Ils le font pour afficher les vidéos sur YouTube, et cela à des fins pécuniaires. Les gens ne dansent plus aux bals et les groupes musicaux n’ont pas compris le message. L’espace de danse deux carreaux est devenu désuet.
Les fêtards avaient plutôt besoin de bonnes chorégraphies, de spectacles plaisants, ce que les groupes musicaux n’ont pas su comprendre. Ki moun k ap panse pou yo ? Aujourd’hui, les orchestres haïtiens utilisent la technologie à leur avantage, créant une section VIP virtuelle, où les gens sont à la maison assistant au spectacle en personne ― live. On les montre sur ZOOM de temps en temps. Mezi lajan w, mezi wanga w. Plus grande est sa contribution, davantage le/la contribuable apparaît sur ZOOM, car rien ne se fait pour rien. Ces gens envoient leur support par Cashapp, Zelle, Pay Pal, Interact, Moncash, rien que pour se faire présenter à l’écran. Certains s’exhibent même consommant des boissons, tel les que Cognac Rémy Martin V.S.O.P, bouteilles de champagne de la marque André ou de meilleures qualités, comme Moët ou Cristal.
C’est une façon de satisfaire leur désir et d’alléger les effets négatifs du confinement. Cette initiative apporte un soutien aux groupes musicaux qui encourent des dépenses pour réaliser la mise en scène des performances vivantes ― live. Malheureusement, ils sont souvent déficitaires, les recettes se trouvant nettement inférieures par rapport aux dépenses. Malgré tout, certaines formations musicales laissent croire qu’elles ont fait bonnes recettes. Quelques vantards vont jusqu’à parler de recettes de l’ordre de USD 45 000 $ et même de 75 000 $ de leurs groupes. Ô monde imaginaire, suspends la fanfaronnade ! Les responsables des formations musicales, les vidéographes, les stations de télévision locale, les animateurs assurant les reportages en direct, déclarent-ils l’argent reçu des contribuables au fisc américain, l’IRS, et à la Direction générale des impôts (en Haïti), après avoir fait de telles déclarations ?
Dans ce même ordre d’idées, s’annonce une polémique aussi dans le giron des animateurs de radios, qui accordent une importance capitale au nombre de visionneurs, c’est à dire combien de gens visionnent leurs vidéos sur Youtube. Tous les groupes muicaux, présentateurs d’émissions musicales ou animateurs de débats espèrent atteindre un million de visionneurs sur YouTube pour recevoir un chèque des responsables de cette plateforme conçue, en vue de la diffusion des vidéos en ligne. Ce n’est pas sans raison qu’on les entend souvent dire : pataje live la, share the live, subscribe…. abone ak kanal sa a. Le confinement dérange et rend nerveux ceux qui ne peuvent s’adapter à cette forme de retraite involontaire, en passe de devenir une nouvelle façon de vivre. Certains animateurs, pris de peur, décident de tirer à boulets rouges sur d’autres présentateurs qui explorent un univers différent des leurs, mais qui accueillent plus de visiteurs qu’eux. La haine, la jalousie et l’hypocrisie sont palpables. Ce marché musical fonctionne vraiment à l’image réelle d’Haïti, qui ne saurait être virtuelle.
Les prestations virtuelles live peuvent-elles aider les groupes musicaux à survivre ?
On remarque que la distanciation sociale n’est pas respectée dans le circuit musical. Et le port des masques semble ne pas être une consigne légale pour ces musiciens sur scène. Ils négligent de prendre en compte les mots d’ordre relatifs au nombre de gens qui pouvant se rassembler dans un espace. À Montréal, des mesures sont prises contre toutes les personnes et/ou tous les groupes qui violent ces principes. Un musicien d’un groupe musical de cette ville m’a appris et prouvé qu’ils ont écopé d’une amende pour violation de ces principes susmentionnés. Ces musiciens se trouvaient lors au studio de répétition. Ils ont été dénoncés auprès des autorités par un groupe musical rival de la ville. C’est ce que mes enquêtes ont prouvé. Et les dénonciateurs se réjouissent.
On constate que certains musiciens portent des cache-menton au lieu de cache-nez sur scène, à leurs risques et périls, ignorant peut-être qu’il y a des musiciens du circuit konpa dirèk qui ont contracté le coronavirus. Je me garde de citer leurs noms puisque je n’ai pas l’autorisation légale d’eux ou bien des membres de leur famille. Ils sont plus qu’une quinzaine. La communauté haïtienne d’outre-mer porte le deuil de quelques artistes et de compatriotes atteints du Covid-19. À souligner aussi le fait que les stratèges des groupes musicaux qui s’affichent en live ne réalisent pas une telle réalité. Il s’agit de la redondance des prestations virtuelles, la répétition fréquente des spectacles, de même format, où le même répertoire est offert (menm ti bagay la). Elles deviendront monotones dans un futur pas trop lointain. Les raisons sont multiples.
Mais les gens ne pourront pas contribuer toutes les fois que les groupes offrent une performance. L’argent se fait rare (Lajan monte bwa). La section VIP va diminuer graduellement. Il faut que les musiciens diversifient leurs prestations pour capter l’attention des fans. Puisque la créativité est au succès ce que le souffle est à la vie. Il est à signaler le fait que la situation économique des contribuables ne leur permettra pas de soutenir une telle pratique pendant longtemps. Les groupes qui présentent ces genres de spectacles plus fréquemment vont s’anéantir au plus vite. L’approche des spectacles virtuels diffère de l’ambiance des bals en week-end. Les responsables de groupes musicaux et les organisateurs de soirée doivent penser à un plan B dès aujourd’hui.
Le retour dans les boîtes de nuit paraît lointain. Si un groupe musical et un propriétaire de club veulent courir le risque des grands rassemblements en ce moment, ils seront punis conformément à la loi. La vérité blesse. Elle ne peut changer de nature, et cela même après des siècles. Il faut que les choses soient dites sans maquillages et sans détour― pa gen wout pa bwa. Mieux vaut la vérité qui déplaît que le mensonge procurant une joie fictive. Le coronavirus a vraiment déboussolé le monde, incluant le secteur de la musique en général. Les pertes financières sont énormes tandis que les soutiens apportés aux artistes sont insignifiants. Bay piti pa chich, se chich ki pa bay (JRN). Il nous faut une bonne politique culturelle. robertnoel22@yahoo.com
Cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur édition du 24 juin 2020, Vol. L, No.24, et se trouve à P. 5, 12, à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/06/H-O-24-juin-2020-1.pdf