Une NUIT D’APOCALYPSE est en Train De s’Abattre sur Haïti

Une NUIT D’APOCALYPSE est en Train De s’Abattre sur Haïti

  • Haïti-Observateur rencontre Hubert de Ronceray
  • Cette interview que nous a accordée Hubert de Ronceray peut être dépassée par les événements, mais les prises de positions restent toujours valables.

H.O.- Professeur de Ronceray comment voyez-vous la situation actuelle du Pays ?

H de R.- Les premiers jours de juin 1994 trouvent Haïti dans le dernier carré de la crise du 30 septembre 1991. À défaut des causes internes pour une explosion finale, la communauté internationale a, par un embargo devenu total détruit à leurs racines l’économie du pays, son environnement écologique, ses ressources matérielles et humaines. La plus grande puissance militaire du monde mobilise ses canons et ses fusées pour vomir le feu sur les derniers vestiges d’une société haïtienne en haillons. Plus de 80% d’hommes et de femmes analphabètes et sous-informés attendent la mort avec un souverain mépris pour tous ceux qui, au nom d’une démocratie encore indéterminée, ont choisi d’être leurs bourreaux.

De reddition en reddition Haïti est aujourd’hui une épave abandonnée à des aveugles et à des sourds l’armée, l’église, l’université ont échoué dans leurs tentatives d’assumer le changement et d’incarner l’avenir. Le commerce et l’industrie ont fermé leurs portes. Les intellectuels se sont tus. Les partis politiques et les classes moyennes n’ont plus de discours. La contrebande, le vol, la délinquance et tous les mots dérivés de la faim et du chômage sont les seules entreprises florissantes que les sanctions internationales nous ont offertes.

Une nuit d’apocalypse est en train de s’abattre sur Haïti.

H.O.- D’après vous l’innovation militaire américaine, si elle a lieu, ramènera-t-elle la démocratie en Haïti ?

H de R.- Un processus démocratique est avant tout une construction mentale qui se traduit par un genre de vie, un système d’organisation sociopolitique. La démocratie n’est pas un désir physique qu’on promène en avion, en voiture ou en bateau. La démocratie s’acquiert par l’éducation d’échanges culturels et l’expérience. Les canons ne sont pas faits pour construire des têtes démocratiques, mais pour les détruire. Au lieu de ramener la démocratie et la paix en Haïti une invasion militaire américaine rouvrirait la voie à la réédition amplifiée de 1915 et à la violence généralisée. Les Haïtiens n’accepteront jamais l’aliénation totale de leur indépendance ni la soumission a un nouveau statut colonial. Il sera très difficile d’empêcher les masses désespérées d’opposer aux forces d’occupation une résistance organisée à long terme.

H.O.- Il y a malgré tout beaucoup de pays qui pensent qu’Haïti est un cas exceptionnel ou la démocratie doit passer nécessairement par l’imposition d’une force internationale.

H.de.R.- Ceux qui qualifient Haïti de cas exceptionnel devraient avoir le courage de reconnaitre que la culture haïtienne échappe à leur entendement. Sans une prise en charge de cette culture, toute solution imposée de l’extérieur est condamnée à l’échec. Dans l’histoire de l’humanité on n’a pas encore vu une force internationale rétablir la démocratie là où elle n’a jamais existé, si les États-Unis veulent occuper Haïti, ils peuvent le faire en quelques minutes pour humilier une fois de plus le peuple nègre qui a vaincu la plus puissante armée européenne et mis fin le premier à la colonisation et à l’esclavage. Ce que le bon sens n’arrive pas encore à expliquer, c’est la volonté des États-Unis d’engloutir plusieurs millions de dollars dans une force internationale pour détruire un peuple pacifique qui n’est en guerre avec personne et leurs refus d’investir dans ce pays le minimum indispensable à la création d’emplois, à la construction d’infrastructures pour l’épanouissement des institutions et des idées démocratiques.

H.O.- Puisque vous rejetez la solution « intervention », quelle sortie de crise proposez-vous ?

H.de.R.- Le M.D.N. a lutté de toutes ses forces pour faire triompher le retour à l’ordre constitutionnel avec la réactivation de l’article 149 de la charte fondamentale. Après 33 ans de combat, l’article 149 a été évoqué sans être appliqué. On a fait un demi-pas dans la bonne direction. Le gouvernement Jonassaint isolé et combattu nous force à réévaluer la crise à la lumière des nouvelles données qui y ont été introduites.

H.O.- La fermeture de la frontière haitianno-dominicaine et les difficultés avec le parlement vous paraissent-elles de bon augure pour le gouvernement ?

H.De.R.- Les forces militaires déployées actuellement sur la frontière haitiano-dominicaine et les tensions croissantes entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont des défis majeurs que le pays et le gouvernement ne peuvent pas relever avec des discours ou des décrets. Étant que les élections sont censées avoir lieu avant la fin de cette année 1994, on ne peut pas supposer que la 45e  législature prendre le même bateau que le gouvernement provisoire. Mais les conditions dans lesquelles le parlement handicapé a enfanté l’exécutif du 11 mai 1994 font redouter un sevrage précoce de nourrisson.

H.O.- Professeur de Ronceray, vous vous êtes battu pour faire appliquer l’article 149 de la constitution et finalement il vous échappe. Allez-vous continué le même combat pour son application intégrale ou bien changez-vous de stratégie ?

H.de.R.-La terre d’Haïti tremble pour nous tous. Aucun architecte n’a réussi jusqu’ici à empêcher sa construction de craquer. Le racisme, le cynisme, l’égoïsme et la méchanceté sont tous au rendez-vous pour sonner le glas de cette nation nègre livrée par ses propres fils. Nous nous sommes battus pour frayer la voie de sortie la plus prometteuse avec l’application de l’article 149 de la constitution. Nous avions de bonnes raisons de croire à l’efficacité de cet instrument de combat dont nous avions patiemment  élaboré et  consolidé les chances. Mais nous n’avons pas réussi à en éviter la castration. Le tissu social haïtien est si profondément abîmé qu’une organisation politique responsable ne peut pas du jour au lendemain changer de stratégie ni inventer une solution miracle. Pour l’instant, le secrétaire général du M.D.N. observe, recueille des données, analyse les paramètres de la conjoncture. Il appartiendra aux instances décisionnelles du parti : l’Assemblée générale annuelle  et le congrès triennal de maintenir la stratégie ou de la changer.

H.O.- Le 17 mai 1994, vous avez pris vos distances par rapport au gouvernement Jonassaint et le 24 mai vous avez annoncé la formation d’une commission spéciale de consultation pour rencontrer les membres du gouvernement. Comment expliquez-vous ce revirement ?

H.de.R.- Il ne s’agit pas d’un revirement, mais d’un geste de réciprocité dicté par les circonstances. Le 17 mai 1994, nous avons fait un constat et une mise au point. Du 19 au 22 mai, le gouvernement a dépêché auprès de nous d’importantes  personnalités politiques avec lesquelles nous avons dialogué dans un esprit ouvert. Les conversations ayant été jugées encourageantes, le secrétaire général du M.D.N a décidé de former une commission spéciale de consultation chargée de poursuivre le dialogue avec les titulaires des différents départements ministériels. La commission a pour mandat non pas de conseiller ou de faire de recommandation, mais d’écouter, de recueillir des informations et d’adresser son rapport au président du Parti.

H.O.- Ils sont pourtant nombreux ceux qui vous croient déçu de n’avoir pas décroché le job du premier ministre d’Émile Jonassaint.

H.de.R.- Le M.D.N  n’a jamais pris de résolution déclarant Hubert de Ronceray candidat à la primature. La résolution C2.5 du deuxième congrès triennal m’a désigné comme candidat du parti à la présidence de la République. On peut nous reprocher peut-être de n’avoir pas contredit ouvertement les rumeurs selon lesquelles la primature serait une étape souhaitable vers la présidence. Mais réduire nos longues années de lutte au job de premier ministre d’un gouvernement provisoire, c’est faire preuve d’ignorance et de mauvaise foi.

H.O.- Seriez-vous prêt á vous engager personnellement auprès du gouvernement Jonassaint ou d’encourager des manifestations d’appui à sa politique ?

H.de.R.- Me Emille Jonassaint est un ami personnel. Plusieurs des membres de son gouvernement sont des amis. Les relations personnelles n’ont pas changé. Mais le président du M.D.N a des comptes à rendre à l’assemblée générale, au  congrès du parti et à l’opinion publique. Il y a aujourd’hui tellement d’urgences à affronter qu’il appartient au gouvernement de dire si des manifestations de rue constituent pour lui une priorité absolue.

H.O.- Les critiques disent que d’ordinaire le M.D.N. définit clairement sa position. Mais dans le cas Jonassaint, on ne sait pas si le M.D.N et Hubert de Ronceray sont dans le gouvernement ou dans l’opposition ?

H.de.R.- Certaines critiques n’admettent pas qu’on puisse être l’ami de quelqu’un tout en signalant ses erreurs .C’est en flattant l’orgueil et la vanité des dirigeants que nous construisons nous même les dictatures. Le M.D.N. n’est pas dans l’opposition au gouvernement provisoire de Me Emille Jonassaint, mais il se réserve le droit d’exprimer objectivement ses points de vue sur les affaires du pays.

H.O.- En entrant en consultation avec le gouvernement provisoire du 11 mai 1994. Le M.D.N cherche-t-il à se positionner pour les prochaines élections ?

H.de.R.- Le calendrier politique est l’un des points importants que la commission spéciale de consultation de M.D.N doit aborder avec les membres du gouvernement. L’équation électorale dans une situation d’exception comporte beaucoup d’inconnues. Compte tenu des écueils et des incertitudes de cette zone brumeuse, le M.D.N aura à naviguer avec prudence pour ne pas prêter le flanc à de nouveaux traumatismes ni rééditer des scénarios malheureux pour ses partisans.

H.O.- Après le FRAPH, le corps des V.S.N. ou tontons macoutes a annoncé le 27 juillet 1994 son retour en force pour affronter l’intervention militaire américaine envisagée par le président Clinton. Comment le M.D.N. appréhende-t-il cette nouvelle donnée ?

H.de.R.- Cette nouvelle a retenti comme un coup de tonnerre en Haïti et à l’étranger. Le M.D.N. l’a appréhendée sous son double aspect juridique et socio politique. Le corps des volontaires de la sécurité nationale (tonton makout) crée par arrêté présidentiel en date du 7 novembre 1961 a été dissoute par le décret 8 février 1986 du Conseil National de Gouvernement (CNG). L’article 263-1 de la constitution de 1987 interdit l’existence sur le territoire national de tout autre corps arme en dehors des forces armées et de la police. Le M.D.N. est contre la violence sous toutes ses formes, mais il voudrait signaler aussi que la nouvelle de la reconstruction des V.S.N. a une dimension sociopolitique non encore résolue les médias des États-Unis ne cessent d’insister sur une intervention militaire en Haïti avec des précisions sur les cibles visées, l’importance numérique des forces d’intervention, la date de leur débarquement, etc. Les eaux territoriales haïtiennes et la frontière haitianno-dominicaine sont déjà militairement occupées. Mais la population n’a reçu jusqu’ici aucun mot d’ordre sur l’éventualité de cette guerre qu’on veut lui imposer et à laquelle elle ne comprend absolument rien. Le projet de FRAPH de se convertir en front révolutionnaire arme du peuple haïtien et le cri des V.S.N. doivent rappeler à tous qu’il ne faut pas sous-estimer l’histoire de la culture du peuple haïtien, même à l’heure de la guerre des fusées au laser.

H.O.- La presse internationale a largement commenté la proposition de la chambre des représentants des États-Unis d’ouvrir une zone franche à la Gonâve et d’y installer Jean-B Aristide. Qu’en pense le M.D.N. ?

H.de.R.- La question concerne au premier chef Jean Bertrand Aristide qui devait y répondre. Plusieurs de ses partisans trouvent la position grotesque de Washington à la Gonâve. Chaque acteur a sa façon de fermer le dossier du 30 septembre 1991 qu’on a fait trainer jusqu’à sa mort naturelle. En concluant avec les boat people à l’ile de la Gonâve, la chambre des représentants a mis le maçon au pied du mur.

H.O.- Le numéro 2 de M.D.N. Dominique Joseph vous a remis sa démission comme aide-secrétaire général et membre du Parti. Comment expliquez-vous ce départ ? N’y voyez-vous pas une menace pour l’avenir du M.D.N. ?

H.de.R.- Nous avons reçu la démission de Me Dominique Joseph le 29 mai 1994 soit cinq jours après la formation par le secrétariat général du M.N.D. de la commission spéciale de consultation chargée de rencontrer les titulaires des départements ministériels et de présenter un rapport au président du Parti. Bien que Me Dominique Joseph ait été le principal inspirateur de cette commission, il l’a jugée finalement gênante et a préféré abandonner le Parti. Sa démission nous parait liée d’abord à un conflit entre ses relations personnelles et ses responsabilités au sein du Parti et, d’autre part, à sa volonté d’explorer d’autres horizons politiques. Il est certainement très désagréable pour une organisation politique comme le M.D.N. de voir partir un collaborateur aussi important. Mais le M.B.N. poursuit sans désemparer une trajectoire heurtée et éprouvante. Fidèle a sa charte, à son projet de société et à son plan opérationnel de développement, le  M.D.N. fonce vers l’avenir avec un nombre de plus en plus élevé d’adhérents.

H.O.- Quelles sont vos prévisions pour l’avenir d’Haïti ?

H.de.R.- L’avenir d’Haïti est une immense interrogation. Il est bloqué à l’intérieur par des égoïsmes irréconciliables et à l’extérieur par un racisme à visage découvert du monde qui nous déteste et nous condamne à l’assistance humanitaire sélective. Le développement nous est refusé. Après nous avoir enlevé nos droits les plus élémentaires au travail, à la santé, à l’éducation, à la sécurité, après avoir organisé et précipité le chaos, les géants nous accusent de violer les droits de l’homme. Nous n’avons qu’à réfléchir au temps et au coût de formation d’un homme pour comprendre que le gaspillage de notre jeunesse et l’anéantissement de notre système d’éducation nous relèguent, pour un demi-siècle au moins, à l’arrière-cour du monde dit-civilisé. Nous n’avons pas encore récupéré les bases minimales qui permettent de construire une nation. L’avenir d’Haïti est entre les mains de Dieu.


Remerciement spécial à Jean Junior Joseph qui nous a permis de récupérer cet article publié par l’hebdomadaire Haïti Observateur, édition du 15 juin 1994 et se trouve en P. 5 11, 12 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2019/04/H-O-3-avril-2019.pdf