DÉPLOIEMENT DE TROUPES DOMINICAINES À LA FRONTIÈRE

Quelle mission est confiée aux Forces armées ? Rien à voir avec le déploiement à Pedernales. par Léo Joseph. P. 1, 2

La nouvelle de la mobilisation de troupes dominicaines sur la frontière, il y a quelques semaines, a été accueillie presque avec indifférence à Port-au-Prince. Le régime haïtien semble avoir d’autres chats à fouetter, comme, par exemple, les tracasseries politiques qui l’assaillent, pour se faire de souci outre mesure. La presse, quant à elle, a trop de dossiers à éplucher pour prendre le temps d’animer le grand débat. Mais il doit y avoir quelque chose, puisque les Dominicains ne déploient leurs militaires sur la frontière suite à une simple saute d’humeur.

En effet, voilà déjà plus de deux semaines depuis que le gouvernement dominicain a annoncé le déploiement de ses militaires sur la frontière en vue de « sécuriser » cette zone, alors que du côté haïtien on ne parle pas d’insécurité, ni annoncé de mesure visant à prévenir un tel phénomène. Cette semaine, le président dominicain, Danilo Medina, pour éviter tout dérapage suscité à Pedernales  par  le  meurtre d’un couple dominicain dont les auteurs du crime seraient deux frères d’origine haïtienne, a expédié un autre groupe mixte de militaires et de policiers pour assurer la paix et prévenir le chas. Il s’agit d’une opération nettement séparée de celles des forces militaires précédemment déployées. Tout cela arrive à un moment où, du côté haïtien, tout semble « aller bien ». Toutefois, le bruit de bottes de l’autre côté de la frontière ne concerne nullement Haïti, puisque les voisins dominicains, autant qu’on sache, agissent unilatéralement. Nonobstant le silence des Dominicains et l’indifférence affichée du côté haïtien, il doit y avoir matière à réflexion. Tant pis pour ceux qui veulent jouer à l’autruche sous prétexte qu’il n’y a « aucune raison de s’inquiéter ». À moins que les dirigeants haïtiens sont partie pre- nante de cette opération

Procuration de facto à l’Armée dominicaine ?

Vu que les Dominicains sombrent dans le silence et que les dirigeants haïtiens se montrent complaisants, on ne peut savoir grand-chose de ce qui se passe présentement, à moins d’interroger certains faits qui se sont déroulés dans le passé.

En effet, ceux qui ont bonne mémoire ou qui ont vécu ou observé certains événements historiques peuvent se rappeler que les Dominicains (l’Armée dominicaine) a, plus d’une fois, œuvré en étroite collaboration avec des militaires américains, comme si elle agissait par « procuration », une sorte d’arrière-garde. À l’approche de certains événements politiques, comme, par exemple, des agitations politiques du côté haïtien, le plus souvent quand doit survenir un coup d’État, les Américains utilisent l’Armée dominicaine qui lui sert de longue vue ou même de « bottes au sol », évitant à ces derniers le risque de déployer ses propres troupes, en sus que ce type d’opération coûte moins cher avec les « partenaires dominicains ».

On se rappelle d’heureuse mémoire comment les troupes dominicaines étaient déployées des semaines avant les deux coups d’État contre Aristide; aussi bien avant celui contre Leslie Manigat; ou encore les deux orchestrés contre Prosper Avril et Henry Namphy. Chaque fois qu’allaient se produire des événements de cette nature, en Haïti, les militaires dominicains se retrouvent sur la frontière durant plusieurs semaines en vue de « sécuriser » leur territoire, puis retournent à leurs casernes à un signal donné sans doute par le grand patron.

Ce genre d’interventions à bon marché semblent avoir donné goût aux Américains qui auraient jugé avantageux d’utiliser ce procédé pour d’autres opérations. Par exemple, quand il faut réaliser à l’arrestation de trafiquants de drogue ou de criminels jugés brigands et capables d’amorcer une résistance, sinon pour prévenir une tentative de fuite, l’Armée dominicaine est utilisés comme tampon. D’où sa mobilisation encore sur la frontière.

De quelle opération pourrait-il s’agir cette fois ?

Depuis plusieurs semaines, des rumeurs persistantes font état d’une vaste opération envisagée contre la pègre haïtienne, au bout de longues enquêtes dont les derniers éléments auraient été finalement ficelés. D’aucuns prétendent que les personnes visées seraient liées à des trafiquants qui auraient fait des aveux mettant en cause certains acteurs de la mafia nationale. Il s’agirait d’une « opération musclée » nécessitant des ressources humaines importantes dont le nombre élevé serait susceptible de faire découvrir le personnel. L’économie offerte par le déploiement de militaires dominicains sur la frontière se résume dans le fait qu’il offrirait l’avantage de diminuer l’effectif de participants américains. Car avec les militaires dominicains surveillant l’« arrière-cour », le succès de l’action serait garantie, minimisant les risques d’indiscrétion et de fuite.

Dans la mesure où tiendrait l’hypothèse d’une telle opération, il faut immédiatement reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une opération menée contre une personne ou deux. Ce qui serait en accord avec certaines affirmations faites par des observateurs qui passent pour être « très au courant » de la manière dont évoluent les choses dans le monde des responsables du maintien de l’ordre aux États-Unis.

En effet, pour expliquer l’importance de cette « mission », des observateurs ont précisé que l’aspect le plus difficile consisterait à trouver toutes les personnes «recherchées » au pays en même temps. Ce qui n’est pas possible, même dans le meilleur des mondes. Dans un tel contexte, fait-on remarquer, l’apport des militaires dominicains serait considérable, vu que la grande majorité des personnes visées font continuellement le va-et-vient entre les deux pays et qu’elles pourraient avoir la possibilité de s’évader sans la participation d’un personnel originaire de la République dominicaine, qui pourrait aider à les identifier et à les traquer, le cas échéant.

Pour ces informateurs, l’avantage que procure la participation des Dominicains dans pareille opération s’explique aussi par le fait que la plupart des personnes recherchées « mènent leurs activités illicites » des deux côtés de la frontière; et certains d’entre elles ont même la résidence dans les deux pays.

À la lumière de tous ces faits, il est possible de conclure que les militaires dominicains déployés sur la frontière n’y viennent pas « pour piqueniquer », a déclaré en plaisantant un observateur. Fort de tout cela, on comprend facilement le rôle attribué au personnel militaire du pays voisin. Surtout que sa présence dans cette région coïncide avec les déclarations faisant croire que les enquêtes lancées depuis des années, dont certaines se sont étirées sur quatre ans, ont abouti. Le moment est venu de les livrer à leurs juges naturels.

L.J.


Le contenu intégral de cet article de l’édition du 14 mars 2018 de l’hebdomadaire Haïti Observateur se trouve en P. 15 à l’adresse suivante en format PDF : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2018/03/H-O-14-March-2018.pdf