Paysannerie haïtienne et le triangle du K.o. par Abner Septembre

Paysannerie haïtienne et le triangle du K.o. par Abner Septembre

Le triangle du K.O. est une toile tissée par le système dominant (l’État, l’élite et l’international), pour retenir et étrangler la paysannerie. On est bien sur un ring où le rapport de force est inégal et où règne la loi de la jungle semant le chaos. Le citoyen a besoin de s’interroger sur cette organisation criminelle, de dénoncer et de neutraliser son mode opératoire, afin d’édifier un autre système qui fera décoller le pays et apportera à ses habitants dignité, humanité et bien-être.

La situation Les dents de la mort du système

La relation qu’entretiennent ces 3 acteurs avec la paysannerie est bâtie sur l’exploitation et l’injustice, une violence impitoyable qui se manifeste sous plusieurs formes. C’est « le pays en-dehors », parce que cette paysannerie est maintenue dans l’ignorance, la marginalisation et la dépendance. C’est l’âme dam née du système, parce que « la paysannerie est assujettie à la dictature stérile d’une poignée de négociants, pas toujours d’origine haïtienne, alliée à des politiciens et à des fonctionnaires corrompus. » [Pierre Pluchon; p.377]. L’État assure cette domination par les lois et la coercition [Walner Osna]. Le Code rural de Jean-Pierre Boyer est l’expression la plus éloquente de cette volonté d’asservissement de la paysannerie, au profit d’une oligarchie en même temps complice des intérêts de l’international dans le but de pérenniser sa domination.

Déstabilisation spirituelle

Sous la présidence d’Élie Lescot, la paysannerie a subi en outre une violence spirituelle très marquée. De mèche avec l’Église, le gouvernement a entrepris, de 1934 à 1942, une vaste campagne contre le vaudou, dite campagne des «rejetés». Si l’église s’est indigénisée sous le régime de Duvalier, ce n’était pas pour faire disparaître cette violence contre la culture paysanne foncièrement vaudou. L’Église catholique restait la religion officielle et a gardé ses leviers de domination. Celle-ci a pris plus tard la forme d’une évangélisation agressive, notamment par l’église protestante en Haïti. Sa pénétration en profondeur couplée aux actions humanitaires des institutions internationales semble finalement vaincre la capacité d’autonomie et de résistance des paysans. Peu à peu, ces derniers sont formatés en mode de résignation et d’attentisme, et deviennent presque totalement dépendants.

Désintégration sociale et mise à genoux de l’économie rurale

A cela s’ajoute le processus de désintégration du monde rural, en particulier du lakou autour duquel s’organisaient l’unité familiale et la solidarité. Différents mécanismes d’ordre économique et politique expliquent cette dislocation sociale. Tout d’abord, on peut considérer l’accord entre les États haïtien et dominicain pour l’envoi de main-d’œuvre haïtienne, composée en particulier de paysans, dans les champs de canne en République Dominicaine. En second lieu, il y a la pression exercée par le système sur les paysans, sous plusieurs formes : spoliation de terre, exploitation et répression. La paysannerie était sous coupe réglée des chefs de section, des paramilitaires et d’autres espions. L’État était présent en milieu rural pour veiller en particulier sur la culture du café qui lui rapportait des de vises et pour barrer la route aux opposants du régime en place. D’autres pratiques liées à des motifs politiques consistaient à amener les paysans à la capitale, munis d’un aller simple.

En troisième lieu, c’est la mise à genoux de l’économie rurale par différentes mesures imposées par l’international, entre autres d’ajustement structurel, d’abattage des porcs, de retrait de l’État de l’économie du café, au profit de l’industrie d’assemblage et de l’importation. Après 1986, c’est la bamboche démocratique qui allait avoir un impact négatif sur l’économie rurale et l’environnement. Le pèpè envahit le territoire et met hors-jeu les petits métiers. La contrebande et le dumping de produits étrangers sur le marché local allaient sonner le glas de l’agriculture paysanne, tout en modifiant les habitudes alimentaires. Ainsi, Haïti est devenu un pays non seulement dépendant à plus de 52% de l’importation pour nourrir sa population, mais aussi un pays dont près de 50 % (soit 49,8%) de la population haïtienne du milieu rural vivent dans l’insécurité alimentaire aiguë [CNSA].

Une paysannerie laissée pour compte

Depuis 2004, il est établi que la pauvreté en Haïti est rurale [Carte de pauvreté d’Haïti]. Elle l’est encore davantage dans les montagnes qui représentent 75% du territoire et abritent une part importante de la population rurale. Si ce constat n’est pas propre uniquement à notre société, par contre en Haïti la pauvreté est infrahumaine et le résultat volontaire de la politique du triangle du K.O. La paysannerie est abandonnée : aucune présence policière, faiblesse des services sociaux (école, santé, eau potable et assainissement) là où un minimum existe, absence d’état civil, faible accès à l’énergie, aux infrastructures routières et de loisirs, etc. Ce tableau dressé par EMMUS VI (2016 – 2017) permet d’apprécier le déséquilibre entre l’urbain et le rural, et surtout de comprendre pourquoi quel qu’un qui est né et vit en milieu rural soit plus susceptible d’être pauvre que son compatriote en milieu urbain.

Exode rural, un piège du système et paradoxe de conséquence

Évidemment, ces conditions précaires en milieu rural vont pousser à l’exode massif des paysans. D’une part, il y a l’émigration vers l’étranger : « boat people » et « fly people». D’autre part, il y a l’exode vers les villes proches et vers la capitale, alors qu’aucun cadre d’accueil approprié ne les y attend. Ils s’installent dans des ghettos ou bidonvilles, plus proches certes des services, sans pou voir par contre en jouir pleinement faute de moyens. Ils deviennent des proies faciles pour les élites politiques et d’affaires, respectivement qui les recrutent dans les manifs et dans le commerce informel pour écouler sur les trottoirs et dans les rues des produits étrangers importés dont ils sont aussi consommateurs. Durant les 40 dernières années, la lutte politique se passe dans la rue. Les protagonistes font appel à ces bras pour manœuvrer, voire pour armer une partie d’entre eux. Ce qui débouche sur la prolifération de gangs armés qui terrorisent la population, qui rythment la vie dans la capitale et qui portent les États-Unis à mettre Haïti au niveau d’alerte #4, tout en ajoutant le risque d’enlèvement ou de kidnapping. Ces migrés ruraux dans les villes ne sont pas de prime abord des citadins, mais des paysans dans la ville. Quand ça va mal, ils retournent toujours à la campagne pour y passer un temps, trouver les moyens pour recommencer ou se faire soigner, voire pour mourir. Tout cela est la conséquence logique et directe du système dominant, de son mode opératoire qui épuise, frustre et désenchante.

Les résistances de la paysannerie

Cependant, la paysannerie haïtienne n’a jamais été un enfant docile, dépendant et résigné. Au contraire, elle a toujours été une société en rébellion contre ce système basé sur la servitude. De l’indépendance à la fin de la première moitié du 20e siècle, elle se retrouve tant dans le mouvement insurrectionnel de Goman dans la Grand-Anse, que dans celui des Piquets dans le Sud avec Jean-Jacques Acaau et des Cacos dans le Centre avec Charlemagne Péralte. Cette résistance armée de la paysannerie s’est aussi exprimée ou manifestée sous d’autres formes.

À chaque adversité, elle a inventé des réponses pour y faire face. Par exemple, pour affronter l’hostilité de son nouvel environnement de montagne, elle a recouru aux médecines traditionnelles, pratiqué la croissance démographique et développé la polyculture. Comme mode de coopération pour travailler la terre, elle a mis en place un système d’entraide et de solidarité, qu’elle appelle le combitisme. Le langage codé appelé «pale daki » et les proverbes, le marronnage et la méfiance deviennent une stratégie de survie face à la cupidité des acteurs du triangle du K.O. C’est pourquoi lors d’un recensement, elle se garde de dire toute la vérité. Comprenant au fur et à mesure que son salut réside dans l’éducation, elle cherche dans un premier temps à pousser l’un des enfants. Puis, elle s’y investit pleinement, expression de sa volonté d’inclusion et de progrès. Vu que l’État n’assume que très peu ses obligations, la paysannerie se donne ses propres instruments organisationnels pour assurer le progrès de sa communauté. Elle se défonce dans l’informel, à l’instar des femmes commerçantes appelées «madàn sara» qui sillonnent les marchés villageois. Pour échapper au taux très élevé du système financier formel, elle s’organise en tontine et en mutuelle, etc.

Portes de sortie

Face à ce système infernal, quel choix la paysannerie a-t-elle : se soumettre en résigné ou se battre pour le renverser et le faire disparaître à jamais ?

L’élite politique fait preuve d’incapacité à s’asseoir ensemble pour dialoguer, et davantage encore à satisfaire les désidératas du peuple en général et de la paysannerie en particulier. Le but que poursuit cette élite est l’enrichissement rapide et la jouissance des privilèges inhérents au pouvoir qu’elle croit en même temps lui garantir l’immunité. L’élite des affaires ne jure que par ses intérêts mesquins au mépris des besoins du pays et attentes de la population. Elles sont en fait les deux faces d’une seule et même pièce de monnaie, dont la logique est l’accumulation de la richesse sur le dos du peuple.

En même temps, dans ce jeu machiavélique qui perdure déjà trop longtemps, le centre du pouvoir glisse petit à petit au profit de la rue qui commence à dicter sa loi et à transformer le pays en un État voyou. L’État a encore la possibilité de restaurer son autorité, à condition qu’il ait la volonté d’instaurer un état de droit et la capacité de mettre en place une gouvernance juste et équitable, éloignée de tout populisme et de toute ambivalence pour camper une Haïti où se conjugue vraiment l’intérêt de toutes les couches sociales. Les élites politiques et d’affaires peuvent aussi se rattraper si, au lieu de reproduire les tares du système esclavagiste français, elles font preuve d’élan patriotique et de grandeur d’âme à l’instar de ces nantis français au lendemain de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

L’histoire des luttes armées auxquelles la paysannerie a pris part, marquées en général du sceau de la revanche, montre que ses tentatives se sont soldées par un échec, le rapport de force ne lui étant pas favorable. Elle montre aussi que sa participation dans les luttes politiques contre les régimes en place, quel que soit l’aboutissement, ne lui apporte pas grand-chose. Pour soigner réellement sa condition, il lui appartient de changer de paradigme, de telle sorte que « les a mes se taisent devant l’idéologie » et qu’émerge dans une alliance stratégique un autre leadership. Il s’agit d’un leadership qui transforme l’État en un « tiers impartial et désintéressé », d’un leadership porteur d’un projet de dé centralisation et de dynamisation de la province, d’amélioration des conditions de vie en milieu rural via la production, la diversification dans la chaîne de valeur et l’accès aux services de base. C’est seulement à ce prix qu’Haïti pourra finalement se stabiliser et décoller. * Abner Septembre, sociologue Centre Banyen @ Vallue, avril 2019


cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur édition du 01 mai 2019 et se trouve en P.12, 13 à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2019/05/H-O-1-May-2019.pdf