Manu Dibango est mort, un baobab est tombé… par Louis Carl Saint Jean
Mardi 24 mars 2020. Vingt-et-une heures et trente-cinq minutes. Je suis agglutiné devant mon téléviseur, suivant les dernières nouvelles sur le Covid-19. Mon téléphone sonne… Ma bonne amie ivoirienne, Marie Angéline Ouattara m’appelle de Maryland. D’une voix triste, elle m’apprend que le célébrissime musicien et compositeur camerounais Manu Dibango a rendu l’âme à Paris. Âgé de 86 ans, notre Papa Manu a été victime de “ ce mal qui répand la terreur “ à travers le monde entier depuis maintenant trois mois.
Quelle terrifiante nouvelle! Sur le coup, je me suis senti déboussolé. Car, avec la mort de Manu, c’est un pan entier de la culture africaine qui s’est effondré. C’est un baobab, un mapou qui est tombé!
J’adorais Manu Dibango. C’est, je crois, vers 1973, un samedi, à peu près à l’époque du déroulement du tournoi de la CONCACAF chez nous, en Haïti, que j’ai entendu citer ce grand nom pour la première fois. C’était, je n’en doute guère, sur les ondes de Radio Haïti-Inter. Cette station de radio venait de diffuser «Soul Makossa», qui deviendra par la suite la chanson fétiche de son illustre compositeur. À la suite de la diffusion de ce beau morceau, l’animateur de l’émission ― son nom m’échappe, malheureusement ―, en un langage châtié, a brièvement parlé de cette star africaine. Je n’avais jamais entendu parlé d’elle avant cette heureuse occasion.
C’est que, à dire vrai, jusqu’ici, je ne connaissais comme artistes africains que les poètes Léopold Sédar Senghor et Bernard Dadié, le diseur et chanteur sénégalais Bachir Touré, le chanteur béninois G.G. Vikey et de rares autres, si ce n’était pas tout. Avec passion, j’ai passé le clair de l’après-midi à zapper d’une radio à l’autre, espérant de pouvoir jouir à nouveau des délices de «Soul Makossa» ou celles d’autres créations du nouvel objet de mon admiration.
Peine perdue! À part des chansonnettes françaises en vogue, je me contentai alors des morceaux locaux que nous proposaient d’excellents animateurs tels que Ulrick «Rico» Jean-Baptiste et Jacques Sampeur et surtout «Toup pou yo», le chant de ralliement de l’inoubliable sélection nationale de football d’alors.
Comme à l’époque les informations étaient fournies au compte-gouttes, j’ai dû alors attendre jusqu’au surlendemain pour me rendre à la bibliothèque de l’Institut Français, située alors à la Cité de l’Exposition pour étancher ma soif.
Me voici donc à l’Institut Français, ce lundi-là. J’y arrivai dès l’ouverture. La gentille bibliothécaire m’accueillit cordialement. Après quelques bonnes minutes de recherches, elle me tendit un ou deux exemplaires de Jeune Afrique dans lesquels avaient été publiés des articles sur Manu Dibango. Je les lis d’une joie débordante et pris des notes avec avidité.
À mon retour dans mon quartier, je fis fièrement part de ma trouvaille à mes camarades – les Flaubert Aurélus, Jacques Patrick Glaure, Claude Parola, Evens Jean-Louis, etc. Inutile de dire qu’eux aussi ne tarderont pas à devenir des admirateurs de Manu. C’est, d’ailleurs, ainsi que nous nous formions à l’époque: l’un aidait l’autre, en se passant des bouquins, des journaux, des romans-photos, des revues ou tout autre matériel susceptible de meubler notre esprit. Entendez, s’il vous plaît, des matériels importés de France.
Comme tous les écoliers et étudiants de ma génération, me brûlait le cœur l’envie de connaître l’Afrique, que certains de nos instituteurs nous cachaient. Ou nous apprenaient à haïr. Et, croyez-moi, c’est bien le verbe. En effet, beaucoup d’entre eux avaient pris un malin plaisir à nous décrire l’Alma mater sous un regard hideux. Nous devons admettre qu’à l’époque, bon nombre de nos institutions, surtout les écoles congréganistes, nous formaient pour être de ceux que Frantz Fanon a si bien appelés des «peaux noires, masques blancs». Les Gaulois étaient nos ancêtres, avions-nous étudié dans les livres d’Histoire générale qui nous venaient … de la France.
Tralala! Voilà que magique- ment mes cousins des Gonaïves, mes cousines de Fond-des-Nègres, mes camarades du Bel Air, du Bas-Peu-de-Choses, de Carrefour et d’autres quartiers de la Capitale et moi, natif du Morne-à-Tuf, à Port-au-Prince, étions la postérité de Vercingétorix! Quel habile lavage de cerveau! Et de cet esclavage mental, beaucoup, même devenus adultes, ne s’en sont jamais affranchis! Et on en trouve jusqu’à aujourd’hui!
Oui, on nous éloignait de notre culture. Qui pis est, on nous apprenait à déprécier nos ancêtres. On nous présentait Jean-Jacques Dessalines comme un criminel, Toussaint Louverture, le génie de Bréda, comme un «fatra baton». En vue de faire la politique du «un douce … un chaud», de nos héros, deux seuls avaient un peu de grâce à leurs yeux : Alexandre Pétion et Charles Belair. Avec ce dernier, qu’ils appelaient le «bel officier noir», le tour était bien joué, car ils ont rendu Dessalines responsable de la mort de ce brave militaire et de son héroïne de femme, Sanite Belair.
Enfants, dans les années 1970, c’est dans ce contexte que notre esprit a été formé dans la plupart de nos écoles. Et cela a été le cas pour presque tous les écoliers éparpillés sur le territoire national! Parfois, certains d’entre nous, confus, pleuraient même sur la cour de récréation. D’autres, réactionnaires en herbe, en riaient. La confusion était due au fait qu’à la maison, nos parents, surtout nos grands-parents, nous faisaient voir en Dessalines un demi-dieu et voilà que le «Cher Frère» nous apprenait qu’il était en train de «brûler en enfer».
Mais, il y a un Dieu pour les innocents. Au fur et à mesure, nous allions trouver d’autres maîtres qui, dans un accent plus sincère, feront germer dans nos cœurs des aspirations plus nobles et plus grandioses. En effet, d’abord, nous avaient beaucoup impressionné les éditoriaux de Béchir Ben Yamed dans la revue Jeune Afrique, les articles que le docteur René Piquion publiait dans Le Nouvelliste ou dans Le Nouveau Monde sur Aimé Césaire, sur Gontran Damas, sur Léopold Sédar Senghor et sur d’autres champions des valeurs nègres. Ceux-ci allaient, en effet, nous présenter l’Afrique pour ce qu’elle était et restera toujours: le berceau de l’humanité!
Mais à côté de ces sources potables, un bonheur n’arrivant jamais seul, d’autres, dont deux en particulier, allaient compléter l’immense tâche de nous apprendre à aimer encore davantage l’Afrique. Il s’agissait, d’une part, de celles que constituaient les exposés de cours de professeurs progressistes (Pradel Pompilus, Gérard Mentor Laurent, Rémy Zamor, Edner Saint Victor, Raymond Philoctète, Anthony Virginie Saint Pierre, Idalbert Pierre-Jean, Wilhem Roméus, etc.) D’autre part, certaines émissions très éducatives que diffusaient certaines stations de radio, par le canal de présentateurs bien éduqués. De temps en temps, timidement, celles-ci proposaient à leurs auditeurs des morceaux musicaux et poétiques d’artistes africains qui nous avaient procuré le plus doux enchantement.
C’est justement dans ce contexte que nous est parvenue en Haïti l’œuvre de Manu Dibango. Au fur et à mesure, ses autres pièces allaient faire naître en nous la fierté d’être nous-mêmes, c’est-à-dire des fils et des filles d’Afrique! Donc, lentement, mais sûrement, sa musique nous avait permis de nous rendre finalement compte que les Gaulois n’étaient pas «nos ancêtres». C’est simple. Je laisse parler mon poète préféré, mon idole Carl Brouard : «Tambour, quand tu résonnes, mon âme hurle vers l’Afrique…». (Carl Brouard, Nostalgie)
Nous allions maintenant apprécier ce qui était à nous, à côté des grands artistes étrangers.
Certainement, par exemple, nous avions continué à aimer les artistes français et à chanter les airs en vogue de Charles Aznavour, de Mireille Mathieu, de Jean Férat, de Dalida, de Mike Brant, de Jacques Brel, de Nana Mouskouri, etc. Cependant, en plus, nous avions pris plaisir à entonner «Gentleman G.G», “ Toi qui viens de naître” de G.G. Vikey. «Te revoir» nous allait faire apprécier Elvis Kemayo un peu plus tard.
Nous avions alors poussé également un ouf de soulagement en ce qui a trait à la poésie et même aux sciences sociales et politiques. Désormais, des pièces telles que “Je vous remercie Dieu de m’avoir créé Noir“ de Bernard Dadié, «Prière d’un petit enfant nègre» de Guy Tirolien allaient remplacer ― du moins coexister avec –― La carpe et les carpillons, Le papillon et l’abeille, Oceano Nox, etc. Dans les mains de ceux et de celles des classes terminales ou des jeunes étudiants, à côté des œuvres d’André Fontaine ou de Pierre Bourdieu, on voyait aussi «Cahier d’un retour au pays natal» ou le «Discours sur le colonialisme» d’Aimé Césaire ou «Peau noire, masques blancs» de Frantz Fanon.
Manu Dibango, tout comme Bernard Dadié, Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire, parlant tous comme l’Oncle, nous avait donc, dans une large mesure, permis de nous réconcilier avec l’Afrique, que dis-je, avec nous-mêmes. C’est, je n’en ai le moindre doute, cette belle poignée d’artistes africains, nègres qui, peu après, allaient guider la plume de jeunes poètes nationaux tels que Carlo Désinor, Joseph Camy Dépas, William Pierre, Manno Charlemagne, Ronald Jean-Baptiste et d’autres encore.
Maintenant, à côté de Guy Durosier, du Jazz des Jeunes, de G.G. Vickey, j’avais en Manu Dibango une nouvelle source musicale qui conduisait mon âme vers l’Afrique. C’était comme une sorte de révolte. C’était une nouvelle réalité. On dirait que de l’Artibonite l’on m’appelait pour venir visiter Solé. J’étais comme un «compère général soleil», un «gouverneur de la rosée». Je me rebellais contre les enseignements des «Chers Frères» qui m’avaient appris la supériorité de leur culture à la mienne.
Grâce à la musique de Manu Dibango, selon le mot de l’immortel poète indigéniste Carl Brouard, d’une manière résolue et irréversible, «nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle». Oui, grâce au Jazz des Jeunes, nous autres Haïtiens (bien sûr, il y a des exceptions) n’avions plus honte d’avoir «remis en honneur l’assôtor et l’açon» dans notre musique. C’était, d’ailleurs, l’une des recommandations que nous avait adressées le docteur Jean Price-Mars dans son chef-d’œuvre Ainsi parla l’Oncle afin d’éloigner pour de bon le «bovarysme collectif» de l’art haïtien. Manu Dibango est mort! Quel drame!
Je n’oublierai jamais ce 10 août 1994 quand j’ai vu Manu Dibango pour la première fois face à face. C’était à SOB’S, à New York. Je ne pouvais pas en croire mes yeux. C’était comme si j’étais en présence de mon père Louis Saint Jean baladant sur le wharf des Gonaïves ou en celle de mon grand-oncle Lériva Placide (Tonton Va) sous une tonnelle à Fond-des-Nègres. J’ai senti bouillir dans mes veines mon sang pur de Nègre. Je dois aussi avouer que j’ai ressenti la même sensation une dizaine d’années plus tard en présence du grand pianiste cubain Bebo Valdés.
De son vrai nom Emmanuel N’Djoke Dibango, notre Papa Manu a vu le jour à Douala, au Cameroun, le 12 décembre 1933. Comme saxophoniste, compositeur et musicien, pendant plus de soixante ans, il s’est distingué à travers le monde comme l’un des plus grands artistes que l’univers ait connus. Manu a, selon moi, sa place dans la légende musicale comme les Bob Marley, les Charles Aznavour, les Celia Cruz, les John Lenon, les Nat King Cole, etc. Comme l’a si bien fait remarquer mon excellent ami Hérold Dasque : «Manu Dibango et Miriam Makeba font partie de nos artistes qui ont ouvert la voie à l’Afro World Beat».
Je n’ai pu franchement retenir mes larmes après avoir appris la nouvelle de la mort de Manu. Notre irremplaçable Papy Groove est décédé des suites du Coronavirus. Ce qui est sûr, c’est que la couronne de l’immortalité négro-africaine ceindra toujours son beau front qui n’a d’égal que son merveilleux sourire, le sourire sincère du nègre africain.
Poursuis ton œuvre, ô Manu, en faisant fête au pays des anges comme tu l’as fait pour nous ici-bas pendant six décennies. Élargis, pour cela, ton Soul Makossa Gang. Tu feras appel à des artistes de ton sang ― Guy Durosier, Antalcidas Murat, Raymond «ti Roro» Baillergeau, Hughes Masekela, Fela Kuti, Cesaria Evora, Roland Pierre-Charles, Edith Lefel, Marius Cultier, Al Lirvat, Duke Ellington, Miles Davis, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong et d’autres merveilleux congénères. Ainsi, tu feras comprendre aux êtres célestes que le Nègre, l’Africain est né pour vivre… pour survive…Rien ne va l’ébranler.
Merci Manu! Merci pour ta si belle musique. Merci d’avoir représenté avec dignité l’Afrique et la race noire. Va te reposer, vieux frère. Pour terminer, permets que j’emprunte la verve généreuse du poète haïtien Jean-Baptiste Romain pour te dire, comme il avait dit aux fils de Ménélik:
- «Tu dors là, Sous l’œil dévorant des mercenaires
- Et le sommeil inconsolé au walhala
- Réédite leurs visions millénaires.
- Tu dors là,
- Dans l’attente des aubes claires.
- Un jour, tu surgiras du Sahara
- En la splendeur d’une [Afrique] de lumière.»
- Adieu Manu! Tu vas me manquer cruellement!
- C. S. J. louiscarlsj@yahoo.com
- 24 mars 2020, 22 h 20
cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti-Observateur, VOL. L No.12 New-York, édition du 1e avril 2020 et se trouve en P.4, 12, à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2020/04/H-O-1-april-2020-1.pdf